Retour au White Cube, mais dans la pierre noire (autour de Walk & Talk)

Vue partielle du bâtiment d'Arquipélago, ph. José Campos

Vue partielle du bâtiment d’Arquipélago, ph. José Campos

en espagnol

Ce fut une usine d’alcool, puis de tabac, un édifice de pierre noire au bord de la mer. Des architectes de talent (eux et lui) en ont fait un musée tout à fait étonnant, mariant les vieilles pierres de lave avec des structures nouvelles tout aussi sombres en béton-basalte. Le centre d’art contemporain Arquipélago a ouvert ses portes il y a quelques mois; bibliothèque et espace de résidences sont encore un peu vides, la boutique a déjà un petit choix de livres d’architecture. L’espace théâtral Black Box est conçu selon une étonnante modularité, sans séparation entre scène et salle, entre acteurs et spectateurs; il m’évoque la vieille Schaubühne et aurait intéressé Bernard Blistène. L’ensemble, cube blanc cerné de noir, a à la fois une force indéniable et, disons, une forme d’humilité, de soumission aux œuvres (exposées ou performées), aux antipodes des musées de Frank Gehry par exemple.

José Nuno da Câmara Pereira, Fogo Frio / Terra de Lava, s.d. ph; Rui Soares

José Nuno da Câmara Pereira, Fogo Frio / Terra de Lava, s.d. ph. Rui Soares

L’exposition inaugurale (jusqu’à fin août) présente une sélection de pièces appartenant à la collection du Centre aux côtés de pièces prêtées par différents musées des Açores, autour du thème assez lâche du culte de l’Esprit Saint dans l’archipel, thème qu’on retrouve ici et là via des photographies et des objets historiques religieux ou laïcs liés à cette tradition. Dans le hall d’entrée, on est accueilli par cette œuvre de José Nuno da Câmara Pereira qui semble faite elle aussi de pierre volcanique, sable noir dans lequel s’inscrit la gestuelle du peintre (Fogo frio / Terra de lava) comme un raccourci de la géologie de l’île transformée par la main de l’artiste.

Bruno Pacheco, A pot of gold at the end of the rainbow, 2008-2009

Bruno Pacheco, A pot of gold at the end of the rainbow, 2008-2009

Suivent quelques pièces plus conceptuelles, dont la meilleure est sans doute cet arc-en-ciel de Bruno Pacheco, caisses de transport d’œuvres d’art enchâssées les unes dans les autres, avec leurs couvercles apposés au mur : là où l’arc-en-ciel touche le sol on trouve un pot d’or, ici sont les trésors. A côté, une belle sculpture murale très épurée de l’Argentin Nicolas Robbio, toute en tension et en équilibre.

Vue d'exposition. Pedro Valdez Cardoso Resort 2009. (et Lawrence Lemoana et Catarina Botelho)

Vue d’exposition. Pedro Valdez Cardoso Resort 2009. (et Lawrence Lemoana et Catarina Botelho)

Une salle suivante rassemble des pièces plus en rapport avec le monde : au centre, un radeau en toile de jeans de Pedro Valdez Cardoso, métaphore touristique et migratoire. Aux murs, de belles photographies de lieux vides, aux corps absents, par Catarina Botelho, et des Unes de journaux aux titres accrocheurs, faits en patchwork, par le Sud-Africain Lawrence Lemaoana.

Saïdou Dicko, Mosaïque Monde, 2009

Saïdou Dicko, Mosaïque Monde, 2009

Sur un autre mur, une longue litanie de petites photographies du Burkinabé Saïdou Dicko qui traque et récolte les ombres, vraies ou fausses, les silhouettes, les fantômes, et la manière dont ils occupent et marquent un territoire.

Ana Vieira, Vaso de Flores 1963

Ana Vieira, Vaso de Flores 1963

Les cellules au sous-sol combinent objets traditionnels et œuvres contemporaines. Dans une longue liste, j’ai retenu une vidéo de Rui Calçada Bastos montrant l’intérieur d’un vieux wagon avec le paysage défilant dans deux sens opposés (comme un pied de nez à la théorie de la relativité, ou un écho du jeune homme triste); et une autre vidéo de José Maçãs de Carvalho dont la main efface méticuleusement une photographie de Helmut Newton : la vidéo comme outil de destruction des images iconiques, aboutissement d’une réflexion complexe sur les images et la culture visuelle. Au bout d’un couloir, cette composition diaphane d’Ana Vieira, une fleur et son ombre portée flottant dans la gaze (d’elle aussi, à l’étage, cette vidéo stimulante).

Filipa César, Memograma, 2010, capture d'écran vidéo

Filipa César, Memograma, 2010, capture d’écran vidéo

Enfin, à côté de deux belles vidéos de Filipa César autour des salines de Castro Marim (l’une toute de sensualité gourmande, l’autre, plan fixe de ce mont de sel de l’aube au crépuscule, habitée par des récits sur la normalisation, la déportation, l’exil), j’ai fini ma visite avec cette vidéo absurde et drôle de Joao Onofre : comment maintenir un niveau à bulle horizontal pendant une chute libre en parachute. Un impossible équilibre ? En anglais, niveau à bulle se dit « spirit level » : on revient à l’esprit (saint)…

Joao Onofre, Untitled (levelling a spirit level in free fall feat), 2009, capture d'écran vidéo

Joao Onofre, Untitled (levelling a spirit level in free fall feat), 2009, capture d’écran vidéo

Au bout de ce parcours intéressant mais un peu décousu, et dont le sens global peine à émerger, au delà d’un panorama de la création contemporaine (surtout portugaise et lusophone : 30 des 35 artistes présentés) telle que représentée dans cette collection, on reste sous le charme de ce bâtiment encore peuplé de fantômes, et on se prend à rêver à des expositions qui sauraient entrer davantage en résonance avec ce cube blanc de pierre noire, comme Walk & Talk entre en résonance avec l’île et sa culture populaire.

Susana Mendes Silva, Ritual, 2006, capture d'écran vidéo

Susana Mendes Silva, Ritual, 2006, capture d’écran vidéo

Le même commissaire, João Silvério, présente aussi une petite exposition collective dans la seule galerie de l’île, Fonseca Macedo, qui fête ses quinze ans. Parmi les pièces présentées, la photo d’un fauteuil percé avec la bourre sortant de la fente, par Ana Vieira, deux dessins « de plage » de Pedro Cabrita Reis, une accumulation de bateaux en papier par Catarina Branco (dont les découpages de papier dans Arquipélago sont fascinants), et surtout une remarquable vidéo de Susana Mendes Silva montrant la main de l’artiste écrivant et réécrivant au crayon sur une feuille de papier ligné la phrase « my obsession leads to compulsion ». Passant et repassant sur les lettres avec une énergie inépuisable, elle se confronte à la feuille, la troue et la déchire : cet acharnement, cette obsession-compulsion mènent à la destruction, et peut-être, alors, à l’apaisement…

Voyage à l’invitation du festival Walk & Talk.

Photos de l’auteur excepté 1&2

Walk & Talk : Raquel et ses amants d’une heure

raquel andré

en espagnol

em português

Raquel André a eu 73 amants, 30 femmes et 43 hommes, entre 17 et 83 ans.

raquel_7C’est en tout cas ce qu’elle a affirmé en public, un soir, à la galerie de Walk & Talk (et qu’elle réaffirmera bientôt à Lisbonne, avec d’ici là, en principe, 27 nouveaux amants – dommage qu’il faille parler portugais, j’aurais bien candidaté). Chacune de ces histoires d’amour (excepté deux : un ex et quelqu’un dont nous ne saurons rien) a duré … une heure.

amantes-doc-820x547 wtL’artiste a, en fait, invité des personnes connues ou inconnues à passer une heure avec elle pour simuler une intimité amoureuse, à Rio, à Lisbonne et à Ponta Delgada. Chaque entretien s’accompagne d’une ou plusieurs photographies témoignant de manière directe ou indirecte de cette rencontre intime. Collectionnite obsessionnelle, intimité fictionnelle ou réelle : c’est à la fois un récit sur le manque et l’obstiné désir de le combler, sur la douleur d’absence que rien ne guérit, et une exploration des limites de la performance et de l’impossibilité d’en conserver la trace.

Raquel André, Collection d'amants

Raquel André, Collection d’amants, performance 29 juillet 2015, ph. walk&talk/Rui Soares

La projection des photographies s’accompagne d’une énumération divertissante des caractéristiques desdits amants, comme une comptabilité oulipienne :
– dix amants lui ont offert un présent;
– elle se souvient de l’odeur de cinq d’entre eux;
– elle a très bien entendu les battements de cœur de trente de ses amants;
– 43, fétichistes podophiles, ont photographié ses pieds;
– elle a échangé ses habits avec trois amants et pris un bain avec sept;
– un lui a demandé de lui dire les mots qu’il aurait aimé entendre dans la bouche de son ex;
– et si nous savons qu’elle a partagé le lit de 48 d’entre eux, et qu’elle aurait souhaité avoir une rencontre plus intime avec onze, elle a refusé de révéler combien étaient véritablement devenus ses amants à la suite ce ces rencontres.

mw-680Au delà du côté sentimental, psychologique et amusant de cette fictionnalisation, c’est le processus performatif qui fait surtout l’intérêt de ce travail, la tension entre l’éphémère et l’essentiel, et l’obsession quasi maladive du collectionneur. Mais ici, l’artiste semble toujours garder le contrôle, ne montre aucune faiblesse, ne se rend pas vulnérable : ce n’est au fond qu’un jeu, ou en tout cas elle le présente comme tel, sans s’aventurer sur les terrains plus dangereux qu’ont explorés une Marina Abramovic ou une Tracey Emin.

Voyage à l’invitation du festival

Walk & Talk : sortir du White Cube

Alexandre Farto (Vhils), Faja de Baixo 2012, ph. Vitor Belanciano

Alexandre Farto (Vhils), Faja de Baixo 2012, ph. Vitor Belanciano

en espagnol

Mais le festival Walk and Talk n’est pas seulement un lieu d’exposition, c’est avant tout la manifestation d’une volonté de sortir du White Cube, d’abolir les barrières autour de l’art ‘noble’, d’intervenir dans les quartiers. Ceci prend la forme de résidences et d’ateliers artistico-artisanaux sur le tissage, la broderie, la vannerie, la typographie, qui, je dois le dire, m’ont laissé un peu perplexe (mais je suis sans doute trop ‘high culture’…), et surtout d’art de la rue, d’art dans la rue, d’art public. Ces nombreuses œuvres murales sont de qualité inégale, mais à côté de peintures assez basiques et décoratives, on trouve aussi quelques pièces denses et créatives. J’ai aussi été surpris que, à une exception près (je crois, mais je n’ai pas tout vu), il n’y ait pas de pièces expressément politiques, alors que ce médium mural s’y prête d’ordinaire fort bien.

Doa, Ponta Delgada, 2012

Doa, Ponta Delgada, 2012

Une des œuvres murales les plus subtiles se remarque à peine, ce pourrait être simplement un ensemble de taches sur un mur dégradé. C’est en regardant de plus près et sous un certain éclairage, qu’on commence à y reconnaître des formes, des lignes, des cartes en fait, un archipel : mais si certaines îles açoriennes sont aisément reconnaissables, d’autres ne correspondent à rien de connu. L’artiste espagnole DOA a reconstitué un archipel imaginaire, où apparaissent non seulement les îles existantes, mais aussi celles qui, résultant d’une éruption volcanique, ont depuis disparu et dont ne subsistent plus aujourd’hui que des mentions dans de vieux grimoires, des légendes anciennes ou des vestiges archéo-tectoniques. Et ce travail sur la disparition des terres est lui même un travail de disparition : la lèpre du mur, l’humidité marine, le sel et le vent effaceront peu à peu cette œuvre éphémère, tout autant vouée au néant que le furent ces mystérieuses îles englouties.

Jacopo Ceccarelli (2051) San Roque, 2015

Jacopo Ceccarelli (2051) San Roque, 2015

Cartographique aussi, l’œuvre murale de Jacopo Ceccarelli, qui travaille sous le pseudo 2501 (et aussi ), était encore en cours de création quand nous y sommes passés. On y voyait, autour d’une carte dorée de l’archipel, une immense vague de courbes concentriques, comme la représentation de la mer dans des gravures médiévales. Mais ces cercles pouvaient tout aussi bien être la coupe du tronc d’un arbre très ancien, signe du temps autant que du lieu. Cette œuvre quasi abstraite, faite à main levée et intégrant quelques accidents, quelques coulures, apportait, au milieu de tant d’autres peintures trop évidentes, une densité inhabituelle. Notons aussi, dans une veine similaire tout aussi épurée, le travail « volcanique » de Maria Pedro Olaio et Joao Valente, assemblage de laves noires et de carreaux blancs sur un mur devant le musée (fermé).

Freddy Sam, rua da Solidariedade, Lagoa, 2015

Freddy Sam, rua da Solidariedade, Lagoa, 2015

Parmi les peintures murales plus figuratives, celle du Sud-Africain Freddy Sam est une des plus impressionnantes : dans un quartier de pêcheurs, rue de la Solidarité à Lagoa, elle représente trois jeunes hommes (qu’on peut rencontrer au port voisin), dans l’eau jusqu’aux cuisses, leurs regards divergents. Un fin trait doré relie leurs visages, les unit et les aveugle, transformant ces portraits individuels en figures universelles. C’est là un des meilleurs exemples de collaboration entre artiste étranger et population locale.

Alexandre Farto (Vhils), Ponta Delgada, 2011

Alexandre Farto (Vhils), Ponta Delgada, 2011

Mais bien sûr la star incontestée de ce chapitre est Vhils (Alexandre Farto), d’abord par sa manière (enlever plutôt qu’ajouter), ensuite par son implication avec les communautés locales (comme ci-dessus ces portraits de pêcheurs dans un bâtiment face à la mer). Dans les hauteurs de Ponta Delgada, il a transformé une maison bourgeoise en ruines en un portrait paisible et sensuel d’une femme aux grandes mains berceuses dans les bras de laquelle on peut se lover (en haut). Dans un petit port de pêche, zone de grande pauvreté, en plus des murs, il s’est confronté à un vieux bateau en bois de bric et de broc, y sculptant motifs géométriques et visages, lui redonnant une âme. Peut-être n’est-il pas totalement innocent que le bateau se nomme Leonardo, un autre esprit universel…

Alexandre Farto (Vhils), Rabo de Peixe, 2015, ph. Rui Soares

Alexandre Farto (Vhils), Rabo de Peixe, 2015, ph. Rui Soares

Ainsi va l’art public dans cette île, subsistant d’une année sur l’autre, toujours visible mais disparaissant peu à peu au gré des intempéries, et créant parfois dans les quartiers un lien étroit entre artistes et habitants.

Voyage à l’invitation du festival

Photos de l’auteur excepté 1&6

Walk & Talk : une exposition trompeuse

Nuno Nunes-Ferreira, Festa, 2013

Nuno Nunes-Ferreira, Festa, 2013

en espagnol

em português

Toujours les îles nous attirent. Plus elles sont lointaines, étranges, suspendues au bout du monde, à la limité de l’inconnu, juste avant une grande traversée, plus leur magie fonctionne. C’est dans les îles (dans les ports aussi, parfois) qu’on rencontre l’inconnu, l’inattendu, ce qui peut-être fera dévier notre cours, ce qui peut-être nous entraînera ailleurs. Et donc, au beau milieu de l’Atlantique, à l’extrémité occidentale de l’Europe, sur une terre que volcans et tremblements de terre animent parfois, dans un paysage de champs verts et de pierres noires, entre des cieux toujours humides et des eaux toujours vertes, se tient, chaque été depuis cinq ans, un festival artistique qui combine le dedans et le dehors, les artistes venus d’ailleurs et les créateurs locaux, qui marie jusque dans son titre, « Walk and Talk », « Anda & Fala », la découverte et l’échange, mélangeant le portugais et l’anglais, la déambulation et la palabre jusqu’à l’aube. Je vous parlerai bien sûr surtout d’arts plastiques et de street art, mais il y a aussi des ateliers, de la danse, de la musique, du design, et toutes sortes d’autres sources de créativité. L’île de São Miguel devient-elle alors le centre du monde, à une équidistance imaginaire de quatre continents (si on distingue les deux Amériques…) ? Elle devient en tout cas pendant 15 jours un laboratoire intéressant, un endroit où des gens un peu fous se retrouvent pour expérimenter et tenter de créer un nouveau rapport à l’art et à la culture, haute et basse, un évènement que ses deux jeunes fondateurs transforment incessamment. Peut-être que, dans leurs disciplines propres, Avignon ou Arles étaient ainsi à leurs tout débuts, peut-être que dans vingt ans on regardera avec étonnement et respect celui qui dira « j’étais à Walk and Talk en 2011, en 2015»…

Maria Trabulo, A caminhada é facil com os pés no chao, 2014, ph. de l'artiste

Maria Trabulo, A caminhada é facil com os pés no chao, 2014, ph. de l’artiste

Et donc, pour commencer par le plus classique (mais aussi peut-être le plus révélateur), d’abord une exposition au titre étrange « Gente Feliz com Lagrimas», des gens heureux en larmes, dont le titre vient de ce livre, mais dont le propos se veut bien plus large : les deux commissaires, tous deux artistes, ont voulu traiter des questions de mouvement et de territoire, d’appartenance à un lieu et de dépendance. Mais ce qui frappe surtout dans la vingtaine de pièces présentées là, c’est que rien n’est vraiment ce que ça semble être : dans ce lieu qu’on croirait périphérique et exotique, et qui se révèle comme un laboratoire créatif essentiel, les apparences ne peuvent qu’être trompeuses, et les gens heureux que pleurer… Dans l’entrée, des feuilles de journaux reproduisent des photographies de plages paradisiaques sur lesquelles sont inscrites des données de webcams, plages privées d’hôtels de luxe comprend-on en les déchiffrant. Mais chacune de ces plages destinées à accueillir les corps rougis par le soleil d’Européens du Nord a aussi été le point d’arrivée de corps du Sud, corps noircis, brûlés, affamés, assoiffés, parfois morts ou sinon à peine survivants, corps d’immigrés clandestins arrivés là sur des pateras précaires, en cet aboutissement heureux ou tragique de leur périple. Et le recueil que l’artiste Maria Trabulo a ainsi composé, ce petit journal que vous pourriez emporter chez vous pour y choisir paisiblement votre plage préférée, devient ainsi une fausse apparence, un décor pour cette tragédie. Juste à côté, des sacs de jute posés au sol se mettent soudain en mouvement : quelqu’un à l’intérieur est prisonnier, se contorsionne, tente de s’échapper ou simplement d’accéder à l’air, à la lumière. Cette pièce d’illusion de Nuno Nunes-Ferreira se nomme Armadilha, le piège.

Maciel Santos, Sweet Orange Mega Beast, 2013 et vue d'exposition, ph. Rui Soares

Maciel Santos, Sweet Orange Mega Beast, 2013 et vue d’exposition, ph. Rui Soares

Montant l’escalier, sentant une présence dans notre dos, on découvre une sculpture murale du même Nuno Nunes-Ferreira, faite de mégaphones récupérés au siège local du Parti Communiste et désormais dérisoires, vides d’énergie et de sens, et qui pourtant semblent nous menacer et nous surveiller (en haut). Accédant à la grande salle à l’étage, le spectateur est d’abord confronté à la reproduction en bois d’un grand container bleu, sous lequel est coincée une orange : on peut en faire une lecture politique, économique, y voir des oppositions, des tensions, parler de déséquilibre et d’inégalités. Allez savoir pourquoi, devant cette installation de Maciel Santos, elle aussi riche de détournements possibles, c’est un poème d’amour qui m’est venu à l’esprit.

Rodrigo Oliveira, Sobre o Leite Derramado, 2008, peinture murale

Rodrigo Oliveira, Sobre o Leite Derramado, 2008, peinture murale

Sur un des murs, Rodrigo Oliveira a peint un flux ininterrompu de lait : lait des Açores, lait de la terre promise (celle du lait et du miel), lait passant de la micro-économie paysanne à la macro-économie des grands trusts alimentaires. Mais j’y vois aussi le mythe du mouvement perpétuel, de la corne d’abondance inépuisable, de la fin des pénuries. A côté, nouvelle illusion, trois photographies de Lisbonne par Sandra Rocha : un couple de blanc vêtu qui danse, une chambre d’hôtel vide, un parloir de prison vide, trois images de solitude. Images qui seraient des plus ordinaires s’il ne s’agissait pas ici de Lisbon, California, de Lisbon, Missouri, de Lisbon, Ohio… Encore une trompeuse apparence.

Angela Ferreira et Narelle Jubelin, Crossing the Line.3 1999-2015

Angela Ferreira et Narelle Jubelin, Crossing the Line.3 1999-2015

Ângela Ferreira avec Narelle Jubelin revisite une fois encore des mythes coloniaux à partir d’une photographie de la famille Ferreira passant la ligne lors d’un voyage en paquebot vers le Mozambique en 1964 : cette photographie n’est plus, mais une image brodée au petit point en a été réalisée. L’artiste a re-photographié cette broderie en numérique, et cet ensemble a été exposé tantôt au Nord, tantôt au Sud (de Barcelone au Cap, à Madrid, à Maputo, à Lisbonne, à Sydney, à Londres), et maintenant à Ponta Delgada. Mais, lors du dernier passage de l’équateur, entre Sydney et Londres, la broderie a été perdue : ne reste plus ici que cette image d’image, cette seconde transposition, cette mutation finale à peine lisible.

Vasco Araujo, Exotismo - yes we don't have bananas 2015

Vasco Araujo, Exotismo – yes we don’t have bananas 2015

Enfin Vasco Araújo présente ici deux pièces en rapport avec les productions agricoles de l’île, bananes et ananas. Fidèle à sa critique acerbe et ironique des modes de production et des rituels coloniaux et post-coloniaux, il accompagne ses œuvres de petites pièces sonores : le tableau aux bananes est bien évidemment complété par Yes we have no bananas. Mais surtout, dans une alcôve ouverte, un faux ananas en bois et plastique, présenté sur un guéridon, aussi ambigument sensuel qu’un Georgia O’Keefe, s’offre au regard émerveillé, jusqu’à ce que l’on coiffe le casque audio pour écouter des trilles érotisantes jouant sur tous les tons : « Oh it’s so exotic! ». Là encore la semblance n’est pas la réalité : l’exotisme, ce regard d’un homme du Nord, n’est bien sûr qu’un faux semblant.

Vasco Araujo, Exotismo 3, 2014

Vasco Araujo, Exotismo 3, 2014

Cette intéressante exposition, pleine de renvois, d’inattendus, de décalages, est un peu un révélateur de l’île, de son statut d’entre deux (une autre « Deception Island »), et on peut aussi tenter de la lire comme, l’air de rien, un fil conducteur de tout le festival.

[7 août : Lire la critique très argumentée de Vanessa Rato (en portugais)]

Voyage à l’invitation du festival

Photos de l’auteur excepté 2&3.