Velazquez (3)

à la National Gallery de Londres, jusqu’au 21 Janvier.

Il a tout juste 20 ans, il vient d’épouser la fille de son maître Pacheco, dans sa ville natale de Séville, il voudrait bien partir à Madrid, à la cour. Il peint des scènes de genre, des épisodes de la vie quotidienne, qu’il habille parfois d’une signification religieuse. Sa palette est plutôt sombre, son réalisme et sa lumière peuvent évoquer le Caravage, qui vient de mourir, et il ne sait pas encore quel est le génie qui l’habite. La première salle de cette exposition montre, à côté de quelques tableaux religieux de moindre intérêt et de trois beaux portraits, huit scènes de genre, vendeur d’eau, buveurs, musiciens, hommes à table, scènes de cuisine; ce sont, à une exception près (Marthe et Marie, en bas, dont, je crois, Arasse parle, mais je ne parviens pas à retrouver son texte), des tableaux moins connus, et pourtant c’est devant eux que je suis resté le plus longtemps, et que je suis revenu à la fin de ma visite.

Tous ces tableaux me semblent habités par une présence autre, ouverts vers une autre dimension. Dans chacun d’eux, au delà de la scène frontale représentée, Velazquez introduit un élément d’étrangeté, comme un esprit au delà du réel. Ce peut être les yeux du singe des Trois musiciens, le collier et le chapeau accrochés au mur de la Scène de Taverne, l’homme à peine distinct en arrière du Vendeur d’eau de Séville : dans tous les cas, un autre espace, traité différemment, une représentation d’une autre nature, s’ouvrent dans le tableau.

Voici deux toiles pour la première fois montrées côte à côte dans une exposition, deux Scènes de cuisine de 1618, l’une à Chicago, l’autre à Dublin. Une jeune servante, sans doute mauresque, rêvasse dans une cuisine, elle tient un broc à la main et son regard est fixé quelque part sur la table devant elle, on ne sait où. Le tableau de Chicago, le premier ci-dessous, dégage une impression d’étrangeté, crée un malaise, un déséquilibre.

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Tout s’éclaire quand on regarde le tableau de Dublin (est-ce si sûr ? tout se complexifie). Nous avons pris un petit peu de recul, les blancs sont moins éclatants, la lumière est devenue plus sourde (même si ça ne se voit pas trop sur cette reproduction), elle est comme absorbée par un trou noir : une fenêtre vient de s’ouvrir en haut à gauche, une fenêtre ou un tableau ? En tout cas, une ouverture vers un autre monde. La servante y est indifférente, elle n’a pas changé d’un iota son attitude passive, presque hébétée, mais moi, spectateur au centre de l’action, spectateur que le peintre implique délibérément, ce n’est plus elle que je regarde, mon regard dévie vers cette autre pièce que j’entrevois, cet autre monde. Cette deuxième scène, cette profondeur nouvelle nous montrent le Christ à Emmaüs: c’est quasiment une esquisse, le trait n’est pas aussi ferme, la réalité n’y est pas la même. Cette scène n’est bordée que de deux côtés, par l’encadrement de la fenêtre et par un volet; elle reste ouverte en haut et à gauche, ce monde n’est pas limité.

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La Scène de cuisine avec le Christ dans la maison de Marthe et Marie est construite sur le même mode, mais la scène adjointe y est fermée sur 4 côtés et est beaucoup mieux dessinée, plus présente, bien réelle. Ce jeune peintre de 20 ans nous annonce déjà les Ménines et la Toilette de Vénus, il s’interroge déjà sur la place du spectateur dans le tableau, et sur le regard : le fait qu’il ait peint à 19 ans ces deux scènes de cuisine, l’une ouverte et l’autre fermée, la conscience qu’il a alors de ce qu’il fait, m’émerveillent.

7 réflexions sur “Velazquez (3)

  1. la belle au bois dormant dit :

    j’attendais ce commentaire de Lunettes Rouges sur la première salle des Velazquez à Londres, la plus nouvelle et la plus intéressante pour moi, et je n’ai pas été déçue. Tout Velazquez est déjà dans cette sensibilité aux autres, cette fatigue de la servante, si tangible, et peut-être la petite fenêtre religieuse est-elle une allusion à la compassion du Christ envers les pauvres. Les touches claires qui allègeront ensuite ses portraits officiels sont aussi déjà là. L.R. dit qu’il ne sait pas encore quel est le génie qui l’habite, je n’en suis pas sûre quand je vois avec quel enthousiasme Velazquez se livre à lui. J’ai fait comme L.R. je suis retournée vers cette première salle, comme attirée irrésistiblement …

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  2. angela delmont dit :

    L’an dernier, vous nous avez permis de partager les voeux à vous envoyés par un lecteur. C’était un texte de Pablo Neruda. Je l’ai enregistré et au début je l’écoutais en boucle. Depuis, je ne le fais que quand je veux reprendre courage, croire que tout peut encore arriver. Et puis j’ai peur qu’à trop l’écouter, le miracle n’opère plus.
    Merci de nous avoir fait ce cadeau.
    Angela Delmont

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  3. « le premier ci-dessous, dégage une impression d’étrangeté, crée un malaise, un déséquilibre. »
    Je vais vous donner mon avis sur la cause de ce malaise : la lumière frappe le mur à la gauche du personnage, laissant l’autre côté du personnage dans l’ombre. Comme le personnage est présent jusqu’en haut de la toile, on ne voit pas le passage entre l’ombre et la lumière. Du coup, on ne positionne pas bien la scène dans l’espace.
    La solution est soit :
    comme sur le tableau n°2, de faire comprendre qu’il n’y a pas de passage doux, parceque les 2 zones sont perpendiculaires (grace au dessin du cadre),
    comme sur le tableau n°3, de supprimer une des 2 zones : le personnage de gauche remplit presque tout l’espace,
    etc…
    La plus simple est de réserver un espace entre le haut de la tête et le haut de la toile, pour faire un dégradé pour un mur en continue, ou un trait pour dire ici le mur est à angle droit.

    Ce n’est que mon avis. Qu’en pensez-vous ?

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