Qalandiya

Shada Safadi, Keep breathing, 2015, fabric print, 105x180cm

Shada Safadi, Keep breathing, 2015, fabric print, 105x180cm

en espagnol

Qalandiya, c’est d’abord un check-point, lieu de contrôle et d’humiliation, c’est, avec Hébron, un des deux endroits les plus emblématiques de l’occupation. Mais Qalandiya, c’est (c’était) aussi un aéroport, fermé par l’occupant, c’est un camp de réfugiés de la Nakba, et, maintenant, c’est un festival artistique riche de toutes ces histoires, et dont la troisième édition, This Sea is Mine (une citation de Mahmoud Darwish), vient de se terminer. Je n’ai pas tout vu, d’autant plus que les expositions et événements se déployaient non seulement à Jérusalem, Ramallah (Al-Bireh et Bir Zeit inclus), Haïfa et Bethléem, mais aussi à Gaza, Amman, Beyrouth et Londres, regroupant seize lieux différents. Je ne parlerai donc que des deux expositions que j’ai pu voir, deux sur quatorze.

Ryan Presley, Crown Land (to the ends of the earth), 2016, peinture polymère synthétique et feuille d'or sur un panneau de pin australien (hoop), 53x43cm

Ryan Presley, Crown Land (to the ends of the earth), 2016, peinture polymère synthétique et feuille d’or sur un panneau de pin australien (hoop), 53x43cm

Dans le centre d’art Al-Mamal, et dans quelques locaux voisins de la Vieille Ville de Jérusalem, la huitième édition du Jerusalem Show, Before and After Origins, était une composante centrale du festival (j’avais écrit ici sur l’édition de 2011). Autour du thème du Retour, cette exposition confrontait en particulier des artistes palestiniens (et golanis) avec des artistes australiens aborigènes ou sympathisants, deux colonisations, deux vols de terres, deux épurations ethniques, construisant ainsi une interaction entre deux histoires, entre deux résistances. C’est ainsi que Ryan Presley revisite l’image de Saint Georges terrassant le dragon, avec une jeune femme aborigène à cheval perçant de sa lance une hydre au fond d’un canyon cerné de gratte-ciels; à côté, une icone melkite du XIXe avec le « vrai » Saint Georges. Tom Nicholson imagine le retour à Gaza de la mosaïque de Shellal découverte là en 1917 par l’armée australienne, puis transportée en Australie où elle fut incorporée dans le War Memorial. Quant à Richard Bell, il avait reconstruit ici la fameuse tente-ambassade aborigène qui est depuis 1972 devant le Parlement de Canberra.

Wael Tarabieh, Epic of Gilgamesh : The Taming of Enkidu by Shamhat, 1996, coloured linocut print on paper

Wael Tarabieh, Epic of Gilgamesh : The Taming of Enkidu by Shamhat, 1996, coloured linocut print on paper

Aux côtés des Palestiniens, plusieurs artistes du Golan occupé étaient présents ici, avec une problématique quelque peu différente politiquement, mais une même résistance à l’oppression. Wael Tarabieh redessine avec des très élégantes linogravures la légende fondatrice de Gilgamesh (ici la prostituée sacrée Shamhat civilise Enkidu en l’initiant au sexe sous le regard bienveillant de Gilgamesh, son double); Randa Mdah traduit dans un petit bronze l’angoisse et la terreur de ses dessins sur la guerre; Aiman Halabi présente neufs portraits de dignitaires druzes que le temps, les intempéries et la guerre ont peu à peu effacés, et qui ne sont plus que des traces, des spectres, des souvenirs. Enfin Shada Safadi montre une très belle oeuvre de la série Promises, un corps de femme dont l’empreinte, d’abord recueillie sur une toile, a ensuite été gravée sur une plaque de plexiglas à taille humaine (en haut) : ce corps flottant, à la fois aérien et liquide, translucide et charnel, et dont l’ombre danse sur le mur, est une continuation de son travail sur la disparition, sur les promesses que nous faisons aux morts et que nous ne tenons pas, et sur notre familiarité et notre insensible glissement vers la mort. Dans une installation antérieure, plus grande, le visiteur, déambulant au milieu de ces corps suspendus, voyait son ombre se mêler à la leur, rejoignant leur royaume.

Jumana Emil Abboud avec Issa Freij, Hide your Water from the Sun, 2016, vidéo, capture d'écran

Jumana Emil Abboud avec Issa Freij, Hide your Water from the Sun, 2016, vidéo, capture d’écran

L’exposition à Jérusalem évoque la collection d’amulettes du médecin et folkloriste Tawfiq Canaan, laquelle est conservée de l’autre côté du mur au Musée de l’Université de Bir Zeit; c’est la recension par Canaan de 125 sources enchantées en Palestine qui a inspiré le travail et l’exposition de Jumana Emil Abboud au Centre culturel Sakakini à Ramallah, mon autre visite. Dans ces sources magiques apparaissent des démons, des djinns, des femmes, maléfiques ou au contraire protectrices, et d’autres créatures énigmatiques. Abboud a recueilli des objets, des dessins, des histoires qu’elle a mêlés à son propre travail, le déclinant sous diverses formes, dont la vidéo d’un petit spectacle avec des enfants, des photogrammes (visibles à travers la porte vitrée du bureau de Mahmoud Darwish, préservé tel quel) et surtout une vidéo faite avec Issa Freij où les deux artistes redécouvrent certaines des sources de Canaan, cachées, confisquées, la plupart ayant disparu ou se trouvant dans des colonies (l’accaparation de l’eau aux dépens des habitants étant évidemment un de leurs objectifs). Celle ci-dessus semble être la mère de toutes les sources, l’origine du monde, l’entrée dans un autre univers. Pour Abboud, cette réappropriation du folklore est un moyen de rétablir des liens avec sa patrie meurtrie, de retrouver son amour pour elle malgré les épreuves, et de construire une narration, une histoire, une résistance à l’élimination : les djinns ont été éliminés, expulsés, niés, et ce travail s’oppose à la tentative de l’occupant de faire de même avec les Palestiniens, il redonne de la force dans un temps et un lieu fragiles et menacés. Comme Shada Sefadi avec les morts, Jumana Emil Abboud affirme la présence des esprits parmi nous, car c’est ainsi seulement que nous pouvons continuer à vivre ici, semblent-elles dire.

Photos 1 & 4 de l’auteur.

La diplomatie avec des fleurs (Taryn Simon)

Taryn Simon, Comprehensive Cooperation Agreement, Caracas, Venezuela, October 30, 2000; 2015

Taryn Simon, Comprehensive Cooperation Agreement, Caracas, Venezuela, October 30, 2000; 2015

en espagnol

C’est toujours de biais que Taryn Simon aborde le monde, et ici l’histoire : qui d’autre qu’elle aurait prêté la moindre attention aux compositions florales ornant les tables où sont signés des traités internationaux ? Elle a identifié 36 telles signatures, a retrouvé les photographies de ces cérémonies, puis a travaillé avec des botanistes pour reconstituer ces bouquets, qu’elle a ensuite photographiés sur des fonds bicolores. Les photographies sont montrées dans de grands cadres en acajou (peut-être était-ce le bois de la table sur laquelle le traité fut signé) avec une fenêtre latérale pour un court texte explicatif. Cette exposition (jusqu’au 26 janvier) en présente 16 (deux en noir et blanc, le reste en couleur), dont beaucoup ont un certain rapport avec la région.

Taryn Simon, Final Communiqué of the Third Summit Conference of the Arab Front for Steadfastness and Confrontation States, Damascus, Syria, September 23, 1978, 2015

Taryn Simon, Final Communiqué of the Third Summit Conference of the Arab Front for Steadfastness and Confrontation States, Damascus, Syria, September 23, 1978; 2015

Ces bouquets ainsi détachés et magnifiés dénotent un décor que personne ne remarque, mais qui contribue à la solennité de l’événement. Est-ce malice ou coïncidence ? Quasiment tous les accords ici illustrés (ce qui n’est pas le cas de tous les autres) se sont soldés par des échecs : bien sûr, l’échec des accords d’Oslo plane sur l’ensemble, et la condamnation ci-dessus des accords de Camp David par les pays arabes.

Taryn Simon, Nuclear Cooperation Agreement, Baghdad, Irak, December 2, 1974; 2015

Taryn Simon, Nuclear Cooperation Agreement, Baghdad, Irak, December 2, 1974; 2015

Mais nous trouvons aussi l’accord franco-irakien (signé par Jacques Chirac et Saddam Hussein) sur les réacteurs atomiques que l’aviation israélienne bombarda; l’accord entre le Saint-Siège et Israël que la Knesset refusa de ratifier; l’accord de gouvernement entre l’OLP et le Hamas, mort-né; la signature par l’Ukraine du traité de non-prolifération nucléaire qu’Israël est, avec la Corée du Nord  le seul pays disposant de bombes atomiques à n’avoir pas signé, ni à avoir annoncé un moratoire; l’accord par lequel les Etats-Unis fournirent des armes aux moudjahidin afghans, dont les talibans et Ben Laden, avec les conséquences que l’ont sait. Et les Canadiens renoncèrent rapidement à investir dans les Postes Libanaises pour les moderniser. Certains sont somptueux, d’autres, comme celui de l’accord entre Cuba et le Venezuela (en haut), sont très minimaux.

Taryn Simon, Bratislava Declaration, Bratislava, Tchecoslovakia, August 3, 1968; 2015

Taryn Simon, Bratislava Declaration, Bratislava, Tchecoslovakia, August 3, 1968; 2015

Le bouquet le plus tragique, peut-être, est celui de la déclaration de Bratislava le 3 août 1968 par lequel le PC tchécoslovaque réaffirmait, aux côtés des autres pays du Pacte de Varsovie, son adhésion au marxisme-léninisme : 16 jours plus tard, l’Armée Rouge envahissait le pays.

Taryn Simon, Paperwork and the Will of Capital, Tel Aviv Museum, vue d'exposition

Taryn Simon, Paperwork and the Will of the Capital, Tel Aviv Museum, vue d’exposition

Il y a de plus cinq sculptures qui sont des doubles colonnes de ce type, sur lesquelles sont pressées des planches d’herbarium avec les fleurs séchées, mais, malgré leur complexe élaboration, elles n’ont pas la même force que les photographies. Dans ce travail de Taryn Simon, ces fleurs innocentes sont interprétées comme des accessoires du pouvoir, elles sont un élément quasi bureaucratique de la diplomatie; de plus, la manière dont Simon s’est procuré ces fleurs témoigne aussi de leur statut de commodités économiques (mais cet appendice économique est peut-être superflu, l’analyse diplomatique est déjà bien suffisante).

Très beau catalogue, coûteux.

Images 2, 2 & 5 de l’auteur