Le mythe Twombly

Cy Twombly, Night Watch, 1966, peinture-industrielle-crayon-a-la-cire-sur-toile, 190x200cm

Cy Twombly, Night Watch, 1966, peinture-industrielle-crayon-a-la-cire-sur-toile, 190x200cm

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Je dois dire d’emblée n’avoir jamais été un fan inconditionnel de Cy Twombly ; de ses photographies aux tons passés, oui, mais ses toiles m’ont souvent laissé dubitatif, voire inquiet. Son exposition au Centre Pompidou (jusqu’au 24 avril) m’a au moins permis de comprendre un peu pourquoi. Twombly me semble osciller entre deux pôles : l’un austère, abstractisant, dépouillé, réduit à l’expression la plus simple ; l’autre expressif, exubérant, quasi baroque, et alourdi de références classiques qu’on peut juger prétentieuses.

Cy Twombly, Nine Discourses on Commodus, 1964, vue d'ensemble au Guggenheim Bilbao

Cy Twombly, Nine Discourses on Commodus, 1964, vue d’ensemble au Guggenheim Bilbao

Dans cette seconde tendance, le pire est sans doute Nine Discourses on Commodus, peint, dit-il, en réaction à l’assassinat de JKF. Sur fond gris, des éclats jaunes, roses et rouges comme des crêtes de coq, neuf toiles alignées sans pureté ni grâce : la psychologie de l’empereur traduite en impulsions colorées. Ces ancrages constants dans l’Antiquité, cette pseudo-historicité, ces titres rappelant sans cesse Virgile, Homère, Troie (Iliam au lieu de Ilium, car le A incarne la virilité : pédantisme), Sésostris et Râ, Achille et Patrocle, mélangeant un peu tout, ont un côté bon élève, Américain cultivé marié à une aristocrate romaine, faisant son Grand Tour et impressionnant ses compatriotes puritains et provinciaux par sa culture et sa sensualité méditerranéenne, qui, à mon sens, ne sonnent pas juste. Cette soif naïve du grandiose me laisse froid.

Cy Twombly, ST (A Gathering of Time), 2003, acrylique-sur-toile, 215,9x267,3cm, coll Brandhorst

Cy Twombly, ST (A Gathering of Time), 2003, acrylique-sur-toile, 215,9×267,3cm, coll Brandhorst

Par contre, ses premières toiles, griffures austères, ou bien son retour après 1964 à des fonds noir et gris sur lesquels la cire blanche trace des épures (en haut), ou encore sa série A Gathering of Time, délicates bombes blanches éclatant sur des fonds éthérés, sont des merveilles de pureté, de simplicité dépouillée sans tout le pathos néoclassique expressionniste du reste de sa peinture (et aussi la première série des grands Bacchus rouges et blancs, malgré leur titre, ci-dessous). Mais ces toiles sont aussi des réactions de l’artiste face à l’insuccès critique et commercial de ses autres toiles, comme il le dit après Commodus. Où est sa vérité fluctuante dans sa construction-destruction d ela peinture ?

Cy Twombly, Winter's Passage Luxor (Porto Ercole), 1985, bois-clous-peinture-crayon-de-couleur-sur-papie, 53,5x105x51cm, Kunsthaus Zurich

Cy Twombly, Winter’s Passage Luxor (Porto Ercole), 1985, bois-clous-peinture-crayon-de-couleur-sur-papie, 53,5x105x51cm, Kunsthaus Zurich

De bien belles petites sculptures aussi, objets assemblés recouverts de plâtre et de peinture blanche. Celle-ci évoque (aussi de par son titre) une barque funéraire de l’Egypte ancienne, allant de la rive droite, vivante du Nil vers la rive gauche mortuaire (Porto Ercole est le lieu où mourut Caravage, encore une référence…) Et de superbes photographies : dès 1951, au Black Mountain College, des natures mortes de verres et de bouteilles à la Morandi, en 1953, un jeu abstrait et minimal avec une table et une nappe ; et puis quelques polaroids sensuels aux couleurs de pastel, petits poèmes discrets, comme ces citrons de Gaète. C’est quand il s’abandonne ainsi, sans étalage de culture, sans calcul, que, à mes yeux, Twombly est le meilleur.

Cy Twombly, ST (Bacchus), 2005, acrylique-sur-toile, 317,5x417,8cm, coll. Brandhorst

Cy Twombly, ST (Bacchus), 2005, acrylique-sur-toile, 317,5×417,8cm, coll. Brandhorst

Du coup, je relis Barthes, à qui Yvon Lambert avait commandé deux textes sur Twombly : Barthes réticent, qui, dans un des textes, ne se résout pas à le nommer et écrit sur « TW », un geste de recul aisément décryptable. La dimension écrite des toiles de TW et leurs références gréco-latines résonnent en lui. C’est pour lui l’occasion d’écrire au-delà de Twombly, non point tant sur le peintre que sur le geste, la griffure, la salissure, l’écriture justement (et aussi sur l’esthétique qui devrait être « une typologie des discours », s’intéressant non à l’œuvre, mais à sa perception, « telle que le spectateur la fait parler en lui-même »). Il décode la démarche du peintre consistant à « tendre aux hommes, qui en sont assoiffés, l’appât d’une signification » de par les titres des toiles, images dont « importe la référence, non le contenu ». L’art de Twombly, écrit-il, est d’avoir « imposé l’effet Méditerranée à partir d’un matériau qui n’a aucun rapport analogique avec le grand rayonnement méditerranéen », et, plus loin, la culture, pour Twombly, est « une aise, un souvenir, une posture, un geste dandy ». De l’art de critiquer avec élégance.

 

Twombly photographe, et d’autres

Une des meilleures expositions des Rencontres d’Arles étant celle consacrée à Douglas Gordon et Miquel Barcelo, exposition satellite de celle dédiée à Cy Twombly et la photographie, à la Collection Lambert en Avignon, il aurait été inconvenant de ne pas aller voir l’expo mère (jusqu’au 2 octobre); ce fut quelques jours après la mort de l’artiste. Très beau catalogue en deux volumes. L’exposition commence par une trentaine de photographes choisis par Twombly, puis, une fois le regard ainsi mis en éveil, elle se poursuit au rez-de-chaussée par plusieurs salles de photographies de Twombly lui-même, jamais ou rarement montrées jusqu’ici.

Il s’agit donc, dans un premier temps, de photographes (et souvent de photographies) choisi(e)s par Twombly lui-même, un panthéon éclectique qui va de la fin du XIXème siècle à des contemporains, avec un certain nombre de peintres ou sculpteurs utilisant la photographie, soit comme motif, soit pour représenter leurs oeuvres, tel Rodin (qui recouvre les photographies de ses statues de gouache pour mieux les calibrer, les cerner, comme dans un écrin; en haut Fugit Amor) et Brancusi (dans quelques jours mon billet sur l’exposition Barncusi photographe à Pompidou). Une des plus impressionnantes est cette photo par Degas d’une jeune danseuse, vers 1900 (ci-contre), où la pénombre, les taches lumineuses (dues à l’inexpérience de Degas, ou aux failles de l’appareil), les rayures, l’incertitude des traits créent une atmosphère fantomatique, douce et sensuelle assez similaire à celle du voyeur tchèque que j’aime tant.

Quant à Bonnard, si amoureux de Marthe qu’il la peint et la photographie sans cesse dans son éternelle jeunesse, qu’a-t-il donc inclus dans sa composition au premier plan de cette Marthe nue au bain (ci-contre)? J’ai d’abord cru voir une échine, un vieillard peut-être; est-ce une serviette au bord du tub ? Ou serait-ce une bavure photographique, un raté de la plaque, comme un fantôme spirite en somme qui viendrait par erreur s’inviter dans l’image ?

L’exposition s’organise de manière très épurée, très thématique : une salle de séries (Muybridge, Ruscha, LeWitt), trois horizons marins de Sugimoto (deux brumeux, le troisième, caribéen, très linéaire et dur), de nombreux Lartigue (certains en stéréo, plus une curiosité qu’autre chose), des tirages très connues de Arbus, des photos-citations de Louise Lawler (Baudelaire; ci-contre) avec le portrait original par Carjat un peu plus loin : comme un jeu d’écho, une résonance.

Une salle entière, très belle, est consacrée à Sally Mann, comme un joyau précieux. Ci-dessous Jessie #30, de 2004, sans plus de mots. Aussi deux vidéos de David Claerbout, d’une lenteur sublime : un arbre au feuillage légèrement agité par le vent alors qu’autour rien ne bouge, et pour cause, et une dame sur un rocking chair sudiste, vue de face et de dos; toujours le passage du temps.

On en vient enfin aux photographies de Cy Twombly, aux couleurs passées, aux teints délavés, d’une intensité sourde; quand le rouge d’une fleur éclate trop vivement, on se recule, choqué. C’est un travail commencé il y a 60 ans et peu ou pas vu jusqu’ici. Il m’a semblé que Twombly n’était pas un très bon portraitiste (et d’ailleurs c’est un genre qu’il abandonne après Cage et Rauschenberg) et qu’il n’était pas non plus un grand paysagiste (ses vues de plage sont affligeantes de banalité). Quand il s’essaie à des compositions compliquées (et qu’il leur donne des titres amphigouriques, comme cette photo d’une de ses sculptures,  Le rêve mathématique d’Assurbanipal), on peut craindre le pire. Par contre ses photographies quasi abstraites d’objets tout simples sont époustouflantes. En 1951, à 23 ans au Black Mountain College, il prend quelques photos de vases et bocaux sur une étagère et c’est une nature morte digne de Morandi (Still life, ci-contre)

Il y a deux ans, il photographie ses pinceaux à Gaeta et là encore, on est devant une composition si forte, si simple, qu’on ne peut que retenir son souffle (Brushes).

Et ces simples citrons grumeleux ont une matière, une présence tout à fait picturales, ce qui ne devrait guère être étonnant, somme toute (Lemons).

Photos courtoisie du service de presse.