Des photographes de canapé (Arles 2)

« Armchair photographers » : c’est très tendance de se pencher sur les rapports entre photographie et web 2.0, réseaux sociaux, le colloque des Rencontres d’Arles est consacré à ce sujet, tous les chercheurs dans le vent en parlent, c’est le sujet du premier article du blog du Monde sur les Rencontres, et il y a toute une exposition (aux Ateliers SNCF) dédiée à ce thème, From Here On, avec cinq commissaires prestigieux et plus de 35 artistes. On y accède par une chicane en hauteur, genre checkpoint de Qalandia, par ailleurs tout à fait propice au tosatsu.

Le tosatsu serait le stade ultime du voyeurisme – ou de la ‘maladie de l’image’ – l’art de prendre subrepticement des photos des dessous des jeunes filles japonaises : un Tichy technologique mâtinée de zen et de kung fu. Shion Sono en a fait un petit film, Love Exposure.

On a, au bout d’un moment, l’impression que les artistes représentés ici se sont partagé le monde : à l’un les images récupérées sur YouTube, à un autre ses portraits enregistrés par des webcams, qui servent aussi de caméras d’enregistrement pour un groupe de rock méconnu et trop fauché pour s’offrir une caméra vidéo, à un troisième GoogleStreetView ; un quatrième va recherche sans fin la même image sur Google, un autre fait de même sur Flickr, un autre, plus sélectif, se concentre sur la base de données des contraventions à Brighton ; un autre encore recherche les zones floutées sur les cartes par satellite . Certains, plus sélectifs, sélectionnent les vidéos de filles remuant le cul, une autre reprend des vues de karaoké. Au bout d’un moment, comprenant les ficelles, on est presque certains de trouver une collection de pénis en érection, et, hop, on la trouve, on va sûrement voir des putes ghanéennes sur StreetView, et elles sont bien là. On s’étonne de n’avoir pas encore vu l’épingle cartographique de GoogleMaps et on tombe dessus derrière un pilier. Il y a aussi des collections de photos de Kim Jong-Il récupérées sur un site de propagande, des photos prises par un chat (comme la peinture de l’âne Boronali), des images récupérées dans des disques durs de démonstration où les clients testent la webcam du PC en faisant les clowns.

Parfois, le photographe de canapé intervient sur les photos, efface les personnages iconiques de Capa ou Nick Ut (mais c’est bien anecdotique à côté du travail d’effacement d’Isabelle Le Minh sur des photos de Cartier-Bresson, vrai discours critique sur la photo humaniste dès lors déshumanisée) ou les acteurs de scènes pornographiques où on ne voit plus que les canapés (mais Edouard Levé a fait un travail critique sur ce sujet bien plus subtil). Plus amusante est la collection de Martin Crawl : des photographies anciennes vendues sur e-bay que, pour éviter la copie, le propriétaire anonyme a rephotographiées avec un personnage de Lego surimposé (c’est visible aussi dans le nouveau magazine ELSE). En somme, beaucoup de gadgets plus ou moins bien faits (la vidéo en stop-motion est d’un niveau déplorable par rapport à ce que des internautes compétents savent faire), de manipulations, de recherches sérielles qui ne vont pas très loin. On sent l’effet d’aubaine. Au final, comme le montre (avec autodérision ? je n’en suis pas certain) un artiste à qui l’espace le plus grand a été dédié, ce sont des images faites pour des poulets en batterie… (et Claire Guillot, du Monde, consacre un article entier à cet artiste…)

Se détachent quelques artistes qui apportent un peu plus de densité, de réflexion, un vrai travail d’artiste et non pas de récolteur malin. Penelope Umbrico suit la même méthode, mais la qualité des images de son travail sur les miroirs fait oublier la banalité de ses suites de soleils et d’écrans TV.L’intérêt du travail de Viktoria Binschtok n’est pas sa collecte de photographies de globes terrestres sur internet, mais son inaboutissement : les globes qu’elle commande par correspondance restent dans leurs colis, empilés là sans qu’il soit nécessaire de les ouvrir, belle image de l’inanité.

Si l’exploration par Andreas Schmidt des couleurs RVB via Flickr est intéressante formellement, le travail le plus formel, le plus abstrait, le plus dépouillé est celui d’ Adrian Sauer qui représente sur un panneau long de 4,76 mètres les 16 777 216 couleurs créables par Photoshop en mode RVB 8-bit : une somme absurde et terminale de la photographie couleur…

Quant à Jenny Odell, elle réalise un vrai travail de composition, de collage, de juxtaposition, une Mnémosyne contemporaine de parkings vides ou de piscines (en haut), créant ainsi des images composites discrètes, complexes et étranges.

Il y a peu, lors d’un colloque à Pompidou sur Ugo Mulas, Jean-François Chevrier avait violemment dénoncé une telle série de photos (présentée par Joan Fontcuberta, par ailleurs un des commissaires ici) comme réactionnaire et apolitique. Ici seuls sont politiques les décolletés (pas très plongeants aux normes arlésiennes) des Beyrouthines photographiées par Gilbert Hage, car signe de la libéralisation du pays après 2006. Une exposition tendance, mais décevante.

PS 15 juillet : « When you leave everything to the crowd, where everything is democratised, when everything is determined by the number of clicks, you are by definition undermining the seriousness of the artistic endeavour. There is no evidence that we are on the verge of a great new glittering cultural age, there is evidence that we may well be on the verge of a new dark age in cultural terms … where the creative world is destroyed and where all we have is cacophony and self opinion, where we have a crisis of democratised culture »
Citation tout à fait appropriée de Andrew Keen, historien d’internet, reprise dans l’excellente critique du Guardian (Sean O’Hagen) à propos de cette exposition.

Photos de l’auteur

Tableau, c’est tout

L’exposition sur van Dongen au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 17 juillet) est fort bien faite et éclaire la trajectoire du peintre, anarchiste hollandais devenu mondain parisien, même si elle ne dit rien ou presque sur le déclin des trente dernières années de la vie du peintre (on n’en voit qu’un article de Paris Match où il fait le portrait de Brigitte Bardot…). Ceci dit, à voir certaines des toiles qu’il peignit à partir des années 20 (comme la Nuit de 1924 ou le Tango, fini en 1935), on n’aurait sans doute eu, pour les décennies suivantes, qu’une enfilade de toiles mondaines et médiocres. Tout le monde ne peut pas se réinventer comme de Chirico. Ce fut donc un grand peintre pendant vingt ans, guère plus, de la Chimére pie de 1895, animal fantastique qu’il conserva chez lui toute sa vie, aux Marchandes d’herbes et d’amour de 1913, peau rouge et yeux à se damner d’amour pour elles.

C’est donc une exposition un peu trop lisse, un peu trop ‘histoire de l’art’ pour que l’amateur non spécialiste de van Dongen s’y plonge avec passion, avec désir, avec fougue. Que dire d’intelligent, qui ne soit pas une resucée pédagogique ? Peut-être, me suggère ma camarade de visite, parler non pas du peintre, mais d’un tableau, d’un seul. Oui mais lequel ? L’ambassadeur haïtien chamarré accompagné d’un négrillon portefaix ? L’envoûtant autoportrait en contre-jour de 1895 ? La chimère-pie ? Les fellahs le long du Nil, simples ombres sur un décor si dépouillé qu’on croirait un Klee ? Le lustre éclatant du Moulin de la Galette, tableau découpé en six, d’où cette tache de lumière désormais orpheline, indéchiffrable ? Non, ce sera une femme. Des femmes comme les lutteuses de Tabarin ? Une femme arabe au visage rouge ? Ce nu obscènement renversé au sol, les jambes écartées au pied des franges rouges d’un fauteuil, qu’on peut croire endormie, béate après l’orgasme ou morte après un viol ?

 

Non, le choix se porte sur le Tableau (puisque c’est son vrai titre, même si on l’a aussi nommé le Châle espagnol, ou de Manille, ou le Nu aux pigeons, ou le Mendiant, ou je ne sais quel autre titre pour l’apprivoiser, le rendre moins choquant, moins brutal) le plus étrange de l’exposition, qui lui donna maille à partir avec la police en 1913. On peut s’émerveiller sur la beauté de ce corps théâtral, la tête d’un profil parfait maculée par l’ombre, la douceur de la courbe de l’épaule, la lourdeur sensuelle des mamelons, la perfection ombrée du pubis, la longueur interminable des doigts bagués, l’asymétrie des deux bas. Mais le regard se pose d’abord sur les broderies du châle, écrin floral qui relève, protège et expose le corps nu. Ce n’est qu’ensuite que vient le doute, l’inquiétude. Sont-ce des pigeons que la belle nourrit délicatement, ou des oiseaux de proie ? Et l’infirme qui saisit de sa patte sale le bord du châle, ce n’est pas un mendiant qu’elle aurait pu chasser ? Ce double noiraud, boiteux, gueux, est-ce son pendant , son amant, son fils ? Au milieu de tant de tableaux dont la lecture est directe, simple, évidente, celui-ci apporte un parfum d’ésotérisme et de mystère dont on ne se défait pas aisément. Et c’est bien parce que l’histoire en restera obscure que c’est une grande peinture, un grand Tableau dans toute son évidence, et qu’il n’a nul besoin d’un autre titre.

Van Dongen étant représenté par l’ADAGP, la photo de son tableau a été ôtée du blog au bout d’un mois.