Prix Marcel Duchamp : si je votais… (ou « Dorothée qui ? »)

English translation

J’avais vu cet été une présentation des quatre artistes sélectionnés pour le Prix Marcel Duchamp cette année et j’avais alors émis une première opinion. J’ai vu leur exposition à la FIAC et écouté les présentations au jury du travail de chacun qui viennent d’être faites. Allais-je changer d’avis ?

Je reste (hélas ?) toujours insensible au travail de Valérie Favre. Philippe Dagen a beau en faire l’éloge, je reste froid. Lui accorder le prix serait, à mes yeux, une décision éminemment politique : couronner une femme peintre, comme le fut Carole Benzaken en 2004 (un des prix les plus faiblards avec celui de Cyprien Gaillard).

J’ai été assez déçu par la proposition de Franck Scurti : ce qui me plaisait dans son travail précédent (comme je l’écrivais cet été), c’était son irrévérence, son humour, sa discrète mise en cause de notre monde consommateur (les enseignes) ou financier (La linea), les heurts qu’il créait entre fiction et réalité, entre idéal et prosaïsme. Mais, sur le stand de la FIAC, rien de tout cela, l’accent est mis sur la ‘rédemption’ du matériau de récupération pour créer des formes assez banales (ici le serpent et la pomme), trop allégoriques pour être vraiment poétiques. Je n’ai pas été séduit, malgré les explications de Jean de Loisy.

Bertrand Lamarche, Cyclo City, 2012

J’ai d’abord pensé voter pour Bertrand Lamarche, le moins connu des quatre, peut-être le plus pur et le plus exigeant. Après l’échantillon diversifié de son travail montré cet été, il propose ici une veduta, une maquette du site ferroviaire de Nancy dont, depuis longtemps il admire la pureté des formes; mais c’est une vue qui n’est plus, victime du remaniement urbain, une vue nostalgique et réinventée. De ce réel, il fait une fiction, modifiant les bâtiments (le principal, dû au fils Prouvé, fait vaguement penser à Beaubourg), mais surtout, passant par le biais d’une mini-caméra et d’un tunnel rotatif en plexiglas, il projette sur l’écran une vision fantomatique du site, flottante, onirique, un peu inquiétante, ‘unheimlich’. Mais j’ai regretté ici un quasi abandon du son et de la boucle interactive (qui me semblait être sa marque la plus distinctive), au profit d’une approche très réfléchie sur l’architecture, soulignée par la philosophe Antonia Birnbaum qui l’a présenté au jury. Le fait que l’interaction entre son, mouvement et image soit ici fort amaigrie (à la différence de sa pièce Réplique, visible au Museum d’Histoire Naturelle pendant la FIAC) ajoute une sécheresse malvenue à son travail, que j’avais au contraire trouvé exubérant précédemment, une intellectualisation froide là où je l’avais trouvé sensible et créatif. J’aurais néanmoins ‘voté’ pour lui s’il n’y avait pas eu Dorothée Dupuis.

 

Daniel Dewar et Grégory Gicquel, Gisant, 2012, 94x198x114cm

Dorothée qui ? Cette jeune curatrice que je connais depuis les débuts du Commissariat et qui, jusqu’il y a peu, officiait à Marseille, a présenté, un peu au pied levé (remplaçant une parturiente) le travail de Dewar et Gicquel. Je n’avais  pas une passion pour ces deux-là : trop d’emphase sur l’artisanat, sur le travail bien fait de leurs propres mains, trop de souci de la figuration, je trouvais cela un peu superficiel. La pièce montrée à la FIAC est séduisante : un gisant de pierre sombre (dolérite) commandé par un collectionneur pour son tombeau futur, représentant un plongeur androgyne (je présume assez peu ressemblant au commanditaire) muni de palmes. C’est une proposition qui plaît d’emblée, s’inscrivant ainsi dans l’univers des collectionneurs (c’est l’ADIAF qui organise le prix) tout en prenant ses distances l’air de rien. Je me suis d’abord dit que cette pièce était justement un peu trop séduisante, voire un peu ‘marketing’.
Et puis, hier, sur le stand d’Hervé Loevenbruck à la FIAC, j’ai vu leur petit film en six images, Le Menuet, six fois une grande statue d’argile qu’ils font, photographient, puis défont, puis refont dans une pose différente, six pas de menuet dansés par un homme nu sans bras ni tête, six poses sculpturales; quand on les regarde en .gif ou qu’on utilise le catalogue comme un flipbook, le corps s’anime, les jambes bougent, la danse se met en place. C’est là une réinvention du film, de l’image en mouvement, à partir d’images fixes, mais au prix d’un labeur énorme de sculpture pour chaque image; et tout cela est éphémère. Tiens, me suis-je dit, je devrais m’intéresser davantage à leur travail.
Et puis, lors de cette présentation au jury du Prix (qui, au moment où j’écris, délibère en secret), Dorothée Dupuis s’est mise à parler; c’était déjà suffisamment différent dans la forme des autres présentations compassées pour que, malgré le moment postprandial, chacun prête attention. Mais ce fut surtout un éclairage de leur travail à la lumière de l’histoire de l’art (‘Bonjour Monsieur Courbet’ inclus), y compris de l’art non-occidental, et de l’artisanat, des ‘Crafts’, ce fut un éloge de la réapparition de la forme au milieu de rien, un plaidoyer pour le retour au concret face aux incertitudes du monde, un discours éclairé, historié et décapant qui n’a laissé personne indifférent.

Alors voilà, je ne m’y attendais pas, mais j’ai changé d’avis. Je ne sais si le jury votera aussi Dorothée Dup, oh, pardon, je veux dire Dewar & Gicquel; nous verrons, résultat samedi à 11h.

[Et ce sont donc Dewar & Gicquel qui ont obtenu le prix. Comme quoi la présentation d’un travail n’est pas sans importance; peut-être que tous les mauvais et conformistes écrivaillons de la critique (ce qui, je le précise, ne concerne aucunement les trois autres présentateurs, tous trois personnes de qualité) en prendront une leçon.]

Photos de l’auteur. Franck Scurti étant représenté par l’ADAGP, la photo de sa pièce a été ôtée du blog au bout d’un mois.

Prix Ricard : j’ai voté

Louise Hervé et Chloé Maillet, Le nouveau mur qui saigne, 2012, vue d'exposition

Membre (comme 140 autres personnes) du jury du Prix Ricard, je suis donc allé voir l’exposition des artistes sélectionnés par la commissaire Elena Filipovic à l’Espace Ricard (visible jusqu’au 17 novembre); et c’est déjà bien mieux que l’an dernier… Comme souvent là, le titre ‘Évocateur’ ne regroupe guère les pièces présentées, très diverses : si la plupart semblent basées sur une narration, celle-ci fait défaut, ou doit être découverte ailleurs, en lisant le catalogue ou en se documentant sur les artistes, et l’exposition privilégie une expérience plus formelle que sensible, choix fort fréquent aujourd’hui. C’est

Katinka Bock, vue d'exposition, Prix Ricard, 2012

ainsi que j’ai éliminé de mon choix Mathieu K. Abonnenc, un artiste que pourtant je suis et j’apprécie, mais la pauvreté des trois barres de cuivre appuyées au mur intitulées ‘des corps entassés‘ * pour représenter trois Katangais (le cuivre vient, en partie, de là-bas), et la nécessité d’aller voir, dans un cinéma extérieur, trois films sur le Congo programmés seulement le samedi à 16h30 et sur réservation, ont fait que je n’ai été ni engagé, ni convaincu. Bien qu’elle soit, je pense, la plus connue et peut-être la favorite, le travail dépouillé de Katinka Bock (ci-contre) ne me dit rien : une découpe du mur pour en montrer la structure et un agencement de matériaux de construction, plus un film monochrome bleu correspondent sûrement à une démarche très élaborée, mais moi, je passe complètement à côté.

Emilie Pitoiset, Giselle, détail, 2012; photographie trouvée, feutre, 31.5x25.5x3cm

David Douard, vue d'exposition Prix Ricard 2012

De la même manière, le fouillis de David Douard, remixant le film tiré de Sa Majesté des Mouches dans une installation délibérément  désordonnée et bordélique, n’est pas ma tasse de thé du tout, et ce genre de détail d’installation (ci-contre) me rebute complètement. Par contre, le travail d’Émilie Pitoiset me plait d’ordinaire beaucoup, avec sa revisite d’images historiques, comme cette photographie de gymnaste dont elle souligne les lignes de force; très fort aussi son petit film d’un ballet classique où on ne voit que les mains des danseuses, comme une énigme insondable, une injonction impérieuse mais mystérieuse. Il s’agit, plus ou moins, d’une évocation du ballet Giselle, mais pourquoi donc avoir ajouté un incongru paravent en peau d’agneau plissée (Hermès en est le sponsor, est-ce là la raison ?) : ce pseudo rideau de scène vient casser la subtilité des évocations émanant du film et des photographies. Dommage !

Louise Hervé et Chloé Maillet, Le nouveau mur qui saigne, 2012; capture écran

J’ai beaucoup apprécié le film de Louise Hervé et Chloé Maillet, dont je me suis dit que je devrais suivre plus régulièrement le travail : ce ‘mur qui saigne’, avec un acteur halluciné (Laurent Lacotte), est un film fantastique de 4 minutes, où le mur de papier peint d’une maison devient un protagoniste à part entière, menaçant et saignant quand on le blesse. C’est absurde et inquiétant : elles ont su, avec sobriété (mais en encadrant néanmoins la projection de deux superbes rideaux de soie prêtés par l’Hôtel Ritz…, voir en haut), créer une atmosphère qui se suffit à elle-même et qui obsède et enchante. Et j’ai longtemps hésité.

Bertille Bak, Safeguard Emergency Light System, 2010 (image finale); capture écran

Et au final, j’ai voté pour la plus jeune artiste présente, que je suis depuis que je l’ai découverte il y a quatre ans et demi, qui est aujourd’hui dans une phase ascendante, tant en termes de maturité que de reconnaissance (après le MAC/VAL, le MAMVP), et qui sait représenter à merveille des communautés en marge ou en contestation. Elle montre ici la pièce (déjà vue dans les profondeurs de la Triennale) qu’elle a conçue et mise en scène à Bangkok, à la fois chant utopiste contre la destruction des liens sociaux traditionnels par la spéculation et construction formaliste (l’immeuble, avant de s’effondrer, est comme une partition musicale et la bande de l’orgue de barbarie reprend la même structure). C’est à mes yeux un travail qui se prête à plusieurs niveaux de lecture : au visiteur rapide, il s’offre comme une narration triste et ironique, mais il peut aussi engager le spectateur plus attentif dans des réflexions politiques et esthétiques plus complexes. J’ai donc voté pour Bertille Bak.

Les votes viennent d’être clos au moment où je mets en ligne ce billet. Résultat ce soir tard (sur Twitter d’abord).

[Et c’est donc, comme on pouvait s’y attendre, Katinka Bock qui a gagné]

  • [le 22 octobre, explications reçues, qui ne figuraient ni dans le catalogue, ni dans le dossier : « à l’époque coloniale les 50 croix katangaises que Mathieu a fondues pour fabriquer chacune des barres de cuivre (répliquant la violence exercée par le pouvoir colonial qui fondait cette monnaie indigène pour fabriquer des éléments nécessaires à l’industrialisation des métropoles européennes) permettaient d’acheter un homme (un esclave). Ces corps entassés font référence à la façon dont on enterrait les indigènes, non pas couchés mais debout, pour gagner de la place ».
    Il aurait fallu lire ceci (seul texte explicatif que j’ai trouvé a posteriori), ou interviewer l’artiste pour avoir plus d’explications, ce qui limite grandement l’accès à la signification de la pièce. À vouloir laisser l’explication ‘hors-champ’ comme il dit dans cette interview, on risque de perdre le spectateur.]

Photos de l’auteur.