Soutine à l’Orangerie

Difficile de dire autre chose que du bien de l’exposition Soutine à l’Orangerie (jusqu’au 21 janvier). C’est une grande rétrospective de plus de 60 tableaux (dont 22 des collections du musée), selon un parcours thématique très classique, ni original, ni particulièrement éclairant, sans aspérités : les maisons, les portraits, les natures mortes, les écorchés,… Sa précédente exposition parisienne date de 2007, à la Pinacothèque.
« Soutine, qu’en penser ? » s’interroge la commissaire dans le catalogue. Faut-il en parler à partir de sa vie tragique ? Faut-il mettre l’accent sur le rapport aux maîtres anciens, Rembrandt d’abord, mais aussi Chardin, Courbet ? Ou bien sur la matière picturale ‘éruptive’, « l’une des plus charnelles que la peinture ait jamais exprimée » (Élie Faure) ? Sur la sérialité peut-être ?

La première œuvre de l’exposition est un portrait de Soutine peint par Modigliani, son inséparable, sur une porte dans l’appartement de ce fou de Zborowski, qui le découvrit en 1915, bien avant Paul Guillaume (vanté en ces murs qu’il a contribué à garnir, donc à juste titre) et le Dr Barnes : portrait médiocre et mal conservé, mais qui met la scène en place, les artistes faméliques et leur marchand fantasque. La vie artistique de Soutine commence-t-elle là, au 3 rue Joseph Bara, quand Zbo lui octroie cinq francs par jour (sur les finances de Netter, peut-être) ? Ou bien a-t-elle commencé le jour où, rebelle précoce, il dessina le portrait d’un vieux Juif de son shtetl, dont le fils, furieux de cette transgression des lois hébraïques, le roua de coups : Soutine obtint 15 roubles de dommages et intérêts et, avec cette somme, partit s’inscrire aux Beaux-arts de Vilnius, fruit bénéfique de l’intolérance dogmatique de ses congénères (j’ai pensé au photographe Saul Leiter,

fils de rabbin lui aussi en rupture de ban) ? Pour parler de sa vie, il faut aussi évoquer les Castaing, ses mécènes, qui tentèrent d’adoucir ses malheurs ; elle, dont le portrait est là, prit, à la fin de ses jours, Jean-Marie Banier comme confident, et celui-ci raconte… En est-ce assez sur sa vie ? Ou faut-il décliner sa condition errante, ses amours changeants, sa maladie, sa fragilité, et aussi son caractère cabochard, irascible, soupçonneux, éternel persécuté paranoïaque? Mais est-ce si intéressant, si révélateur ?

Sa matière picturale alors, à nulle autre pareille. Des visages, des corps, des objets, des paysages tous déformés, et la déformation s’inscrit au bout même du pinceau (seul van Gogh, peut-être, a une touche aussi tourmentée, aussi agitée, autant en harmonie avec le bouleversement même de la toile). Il y a toujours du vent, de l’ouragan chez Soutine, et même du tremblement de terre, un grand chamboulement. Tout est diagonal et

giratoire chez lui : les maisons vacillent, les toits chavirent, les routes folles se tordent de douleur, la terre a mal. Les gens aussi ont mal, gros nez, oreilles décollées, lèvres lippues, corps tordus : comme si tous ses portraits étaient en même temps des autoportraits, comme si c’était sans cesse son visage de métèque (de kalmouk, dit Faure), qu’il représentait en petit pâtissier ou en garçon d’étage, en fiancée ou en déchéance. Seule peut-être la Jeune Anglaise de 1934, dont la grâce resplendit dans les tons rouges, apporte un peu de sérénité au milieu de cette galerie de déjetés.

Mais ce chaos s’ordonne, ces sensations brutes se structurent de par les séries : jamais le sujet n’y est épuisé, jamais la représentation ne se répète, et, comme l’écrit Andrew Forge en 1965 : «S’il peint une douzaine de dindes, nous redécouvrons à chaque tableau ce qu’est une dinde». Soutine n’est certes pas le seul peintre à faire des séries, mais chez lui cela confine parfois à l’obsession. Des cinq Glaïeuls exposés ici, certains sont plus légers, d’autres plus massifs, d’autres encore plus pesants, ou plus brillants ou plus éclos, et chacun existe par lui-même.

Et c’est ainsi que l’on en vient bien sûr aux natures mortes animales. Sa Raie d’après Chardin est plus sale, plus gluante, plus répugnante en fait que le modèle ; les chairs de ses bœufs écorchés sont plus rutilants, plus sanglants, plus sauvages que chez Rembrandt. Et, moins connu, j’ai aimé ce tableau sec et famélique des Harengs, avec ces deux fourchettes arides de part et d’autre devant ce bol au vide blanc sidéral.

Rembrandt justement, sans doute son inspiration la plus forte, avec la sculpture antique mais l’antiquité lui fut rétive, trop ordonnée pour son chaos, trop raisonnée pour son délire. Dans un petit essai de 12 pages publié en 1929 (que j’ai eu bien du mal à trouver), Élie Faure, que, vieux lecteur de l’Esprit des Formes, je ne m’attendais pas à trouver là, s’attache, dans un style très poétique, à confronter Rembrandt, peintre occidental chrétien, et Soutine, peintre oriental juif, qui aspire en vain au même ordre, à la même harmonie que Rembrandt ; et dans l’esprit d’Élie Faure, bien de son temps, c’est aussi une

opposition, qu’on serait prompt aujourd’hui à qualifier de vaguement antisémite, entre la raison chrétienne occidentale, raisonnable, logique, architecturée, et la pensée plus instable, plus sensible, plus flottante et embrouillée, (et non sans ‘virulence instinctive’) de ce Juif Oriental (‘à demi Kalmouk ou Tartare’) qu’est Soutine, qui, montrant le « même suc des épaisseurs vivantes » et désirant la même mesure, le même équilibre inatteignables, «aspire avec désespoir à un ordre intérieur qu’il ne trouve que par éclairs ». Soutine est un saint de la peinture, un saint qui a «beaucoup péché, et cherche sa rédemption dans la peinture. Et peut-être aussi, sans le savoir, celle du genre humain. C’est là qu’il faut se garder d’oublier que du sang juif coule dans ses veines». Pour Faure, Soutine «nous rend avec candeur la substance du monde, que la raison occidentale avait oubliée», raison occidentale trop soucieuse de perfection formelle (hellénisme) et morale (christianisme) et qui a «perdu de vue les sources de cette double perfection, c’est à dire l’objet et l’homme.»

Plus personne n’ose écrire ainsi aujourd’hui…

Soutine étant représenté par l’ADAGP (jusqu’en août 2013), les photos de ses oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition. Toutes photos sauf la 1ère courtoisie du Musée de l’Orangerie.