La fausse ingénue, les bonnes soeurs et les Gitans (Bertille Bak)

Bertille Bak, Transports à dos d'hommes, 2012, capture écran vidéo

Dès sa première exposition, en 2008 au Plateau, j’ai été séduit par le travail de Bertille Bak, sans doute parce qu’il conjugue une attention particulière aux personnes et aux situations, un humour sensible, discret et délicat, et un souci sous-jacent de recherche formelle toujours présent (en particulier avec une forme d’obsession classificatrice). Elle n’est pas aisément classable, catégorisable, ce qui lui permet de se distinguer par un point de vue, une position artistique que j’irai jusqu’à qualifier de morale. Les deux nouveaux univers qu’elle nous fait découvrir au MAMVP (Circuits,  jusqu’au 16 décembre), après les mineurs du Nord chassés de leurs corons rénovés, les locataires expulsés de Bangkok et les Américano-Polonais de New York, sont deux communautés étranges, en marge, auxquelles la plupart d’entre nous n’ont guère accès : des bonnes sœurs et des Tsiganes. Sans doute pourrait-on trouver bien des liens entre ces deux mondes, mais c’est surtout le regard que nous portons sur eux, un peu curieux, un peu inquiet, un peu émerveillé, qui les unit.

Bertille Bak, Ô Quatrième, 2012, capture d'écran vidéo

Bertille Bak, Ô Quatrième, Plan Montée au ciel, 2012

Les bonnes sœurs (Ô Quatrième, déjà vu aux Églises) sont traitées ici avec un humour tendre qui détourne leurs codes avec leur complicité. Missionnaires âgées, elles sont hébergées, en fin de vie, au 4ème et dernier étage d’un monastère urbain, dans le VIIème arrondissement de Paris. C’est sur cette montée vers le ciel que Bertille Bak appuie son propos : chaise élévatrice, notice de sécurité détournée (ci-contre), lents cheminements dans les couloirs et les escaliers, et cette merveilleuse vieille sœur Marie-Agnès (ci-dessus) avec qui l’artiste établit une tendre complicité, et qui transforme des vieux annuaires en coussins de prie-Dieu. Formellement, Bertille Bak ne saurait se satisfaire de la vidéo, trop distante, trop formatée : il y a donc aussi le plan d’une cellule à l’échelle 1, une maquette, des objets quotidiens (qui assurent aussi le bruitage) et, à l’entrée, l’élévateur céleste. Ce qui compte avant tout ici, c’est la posture que l’artiste a su adopter, entre distance et empathie, entre humour et tendresse, entre formalisme et documentation, et la manière dont elle nous la fait partager.

Bertille Bak, Transports à dos d'hommes, 2012, vue d'expo au MAMVP

Plus difficile sans doute fut l’approche de la communauté de Gitans installée derrière le CREDAC (sans que cette proximité artistique soit nécessairement significative…). Face à une communauté sans doute plus méfiante, plus traumatisée par l’hostilité et le racisme (et M. Valls), Bertille Bak a su s’intégrer peu à peu, comprendre les codes, transcender les pratiques (Transports à dos d’hommes). Cette partie de l’exposition s’articule autour de deux thèmes : l’un concerne la visibilité (et l’audibilité) des gens du voyage, leur musique dans le métro ; l’autre concerne leur invisibilité, leur capacité à se fondre dans le paysage, leurs semelles de vent. L’un et l’autre se déclinent dans l’exposition, et fusionnent dans la vidéo. Des PILI (Plans indicateurs lumineux d’itinéraires) des métros de Rome, Madrid, Berlin, Londres et Paris (ci-dessus) forment dans la salle un décor entre minimalisme conceptuel et kitsch urbain, et les bruits des rames et des passagers se superposent violemment aux chansons et musiques des Tziganes (Bella ciao ou Besa me mucho…) ; des diagrammes d’enregistrements sonores semblent être des sismographes de la vie souterraine. A l’écran, la caravane démontable devient une pseudo rame de métro où les musiciens jouent, ‘pour de faux’ (en haut).

Bertille Bak, Camouflages pour caravane, décors de la vidéo Transports à dos d’hommes et détail de l’installation Dorohoï-Paris via Bucarest et Nuremberg, 2012, peinture sur bâche Par Luis, Vamish, Mircea, Jet Ly, Medalion, Pepe, Belgie, Carmen, Oana Maria, Esmeralda, Simona, Elisabetha, Rada, Manuel, Aïda, Paul, Valentin, Adina, Esmeralda, Rosalina, Picina, Babou, Robert, Denis, Prinzu

Bertille Bak, Transports à dos d'hommes, 202, vue d'expo au MAMVP

De l’autre côté, les enfants du campement ont peint sur de grandes bâches les paysages de leur périple, de Dorohoï en Roumanie à Paris, et ces bâches, roulées sur un dévideur et étiquetées (ci-contre), invisibles du spectateur, apparaissent à l’écran comme camouflage bricolé des caravanes : soudain, les Roms disparaissent, leurs caravanes deviennent invisibles, les motifs de la bâche sont ceux du paysage, le peuple nomade nous a échappé. C’est une manière de résistance discrète

Bertille Bak, Transports à dos d'hommes, 2012, capture d'écran vidéo

dont Bertille Bak, toujours attentive à l’expulsion, capte ici les formes de manière participative, en résistant elle-même à la forme documentaire (contrairement à bien d’autres artistes pseudo-anthropologues…). Il n’est peut-être pas innocent que le voyage de ce groupe, entre Roumanie et France, soit passé par Nuremberg : après mon coup de gueule récent sur Bohèmes, j’ai été ému de trouver ici une trace discrète du Porajmos, qui ne fut pas mentionné à Nuremberg et qu’on ne peut oublier.

C’est ce respect et cette tendresse envers l’anonyme, le figurant, cette éthique du point de vue qui, pour moi, fait l’attrait du travail de la fausse ingénue Bertille Bak, loufoque, enjoué, irréel et pourtant empathique et pertinent.

Lire l’excellente critique d’Elisabeth Lebovici (et sa référence à Michel de Certeau ; personnellement, j’aurais aussi cité le bricolage selon Lévi-Strauss).

Beau catalogue / livre d’artiste, dont la couverture évoque un plan de métro, avec des textes, entre autres, de Christian Boltanski, Julien Prévieux et François Quintin.

(c) Bertille Bak. Photos 1, 4, 6 & 7 de l’auteur; photos 3 & 5 courtoisie du MAMVP.