Deux livres sur Edvard Munch

En couverture : Edvard Munch, Rouge et Blanc, 1899-1900, détail (93x125cm), Musée Munch

Berlin a sans doute été la ville étrangère la plus importante pour Edvard Munch : du scandale de son exposition de 1892 qui fut le point de départ du modernisme allemand et de la Secession au succès de l’exposition de la Frise de la Vie dix ans plus tard, de ses séjours fréquents jusqu’en 1908 à la tentative de Goebbels de le récupérer avant que le nazisme ne le classe dans l’art dégénéré.  Une exposition (pas vue) à Berlin l’an dernier, titrée « Magie du Nord » explorait ces liens. Le catalogue (300 pages) en anglais et en allemand publié par Hirmer, présente les oeuvres de Munch sur 115 pages en regard avec quelques autres peintres dans cinq chapitres : Le Rêve du Nord ; Respirer et sentir, souffrir et aimer (La Frise de la Vie) ; Expérimental et virtuose (gravure et photographie) ; « Je ne suis absolument pas un portraitiste » ; et Triomphe et tragédie (sa grande exposition de 1927, puis ses démêlés avec les Nazis).

Edvard Munch, Portrait de Walther Rathenau, 1907, 200x110cm, Stadtmuseum Berlin, p. 135 du catalogue.

Après une introduction générale de la commissaire Stefanie Heckmann, on trouve une demi-douzaine d’essais spécifiques : Sabine Meister analyse le contexte de l’exposition « scandale » de 1892 ; Janina Nentwig commente l’exposition de la Frise de la Vie en 1902, Pauline Beckmann celle de la Frise Reinhardt, et Dieter Scholz la grande exposition de 1927 ; Andreas Schalhorn étudie les gravures de Munch ; Christina Feilchenfeldt détaille la complexité des rapports de Munch avec son galeriste Paul Cassirer ; Lars Toft-Eriksen se concentre sur la réception de Munch et son image de « génie nordique ». Des essais fort bien documentés, mais un peu « secs », à l’exception de l’introduction générale, et un catalogue bien fait (biographie, liste des expositions berlinoises, liste des oeuvres, bibliographie, même une carte de Berlin). Un regret : que, excepté quelques lignes, l’attitude quelque peu ambiguë des Nazis envers sa peinture ne soit pas évoquée, entre l’admiration que Goebbels avait pour lui et sa condamnation comme « artiste dégénéré », et que ses positions anti-nazis (par exemple avec Ernst Wilhelm Nay ou lors de l’enterrement de Walther Rathenau), sur lesquelles j’écrivais en 2005 en réponse à Jean Clair, ne soient pas mentionnées.

En couverture : Edvard Munch, La Forêt magique, 1919-25, 110.5×145.5cm, Musée Munch

L’exposition Trembling Earth a été à Williamstown et à Potsdam, elle ouvre dans quelques jours à Oslo (jusqu’au 24 août), et je ne la verrai sans doute pas. Elle porte sur les rapports de Munch avec la nature, sans doute l’aspect le moins connu de son art, mais certainement pas le moindre. Munch peint la forêt, les champs, le bord de mer, les paysages enneigés ; parfois comme de simples paysages et parfois comme l’environnement d’une scène (comme le Cri ou les baigneurs de Warnemünde), avec en particulier ses immenses peintures murales pour l’Université d’Oslo, des paysages éthérés comme ce Soleil.

Edvard Munch, Le Soleil, 1912-13, 310x500cm, Musée Munch, p. 203 du catalogue

Le catalogue (228 pages) commence, fort agréablement, par un texte fort inspiré de l’écrivaine écossaise Ali Smith qui, en conversation avec sa mère défunte, laisse son esprit errer autour de tableaux de Munch, des arbres, la mort et « Qui oserait peindre le soleil ? » (grâce à elle, je découvre cette lithographie mélancolique, The Insane). Ensuite, dans des essais de forme plus classique, Jay A. Clarke présente de manière synthétique le rapport de Munch à la nature, en particulier la forêt et le rivage ; Trine Otte Bak Nielsen met l’accent sur l’intérêt de Munch pour le cycle cosmique et la cristallisation (et en particulier sa Montagne humaine) ; Arne Johan Vetlesen analyse de manière fort pertinente l’angoisse de Munch face à la nature, alors que Jill Lloyd est moins convaincante en voulant rattacher cette angoisse à sa prémonition de notre crise climatique. Outre plus de 150 pages de reproductions (dont certaines rarement montrées, comme ces Vagues de 1908), le catalogue inclut une liste de livres de la bibliothèque personnelle d’Edvard Munch en rapport avec la nature, dont, curieusement Les grands initiés d’Édouard Schuré, mais aussi Einstein, Hamsun et H.G. Wells.

espace couleur (Silvana Reggiardo)

Ce billet n’est pas une critique d’exposition, mais la feuille de salle que j’ai écrite pour l’exposition de Silvana Reggiardo à la galerie Mélanie Rio Fluency à Nantes, ouverte ce week-end puis sur rendez-vous. Vous reconnaitrez aisément l’inspiration derrière le titre de cette feuille : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu « .
Photos courtesy de l’artiste. Les « espace couleur » sont de 2023 : impression pigmentaire sur papier Ultra Smooth Hahnemühle 305g, contrecollé sur dibond, 20.6×30.6cm avec le cadre bois blanc.

en espagnol

Vue d’exposition, Silvana Reggiardo, espace couleur, galerie Mélanie Rio Fluency, 18 avril 2024

La couleur, je veux dire la pure couleur, a, longtemps davantage intéressé les philosophes et les théoriciens que les artistes. Pour ceux-ci, jusqu’au XXème siècle, la couleur était, en complément ou en concurrence avec le trait, un instrument de leur expression artistique, et non un acte esthétique isolé. La première exception, c’est-à-dire la première fois qu’une couleur a été représentée comme un objet esthétique en soi, est, je crois, en 1617 une gravure entièrement noire due à Matthäus Merian dans un livre du médecin, physicien et rosicrucien Robert Fludd : dans ce traité, ce noir absolu était un symbole d’infini et une métaphore de la Genèse. Ensuite, il faut attendre Delacroix écrivant en 1852 dans son Journal : « La couleur est par excellence la partie de l’art qui détient le don magique. Alors que le sujet, la forme, la ligne s’adressent d’abord à la pensée, la couleur n’a aucun sens pour l’intelligence, mais elle a tous les pouvoirs sur la sensibilité. » Et, dès lors, Turner, Monet, Cézanne (qui écrit « j’imagine parfois les couleurs comme de grandes entités nouménales, des idées vivantes, des êtres de raison pure, avec qui nous pourrions correspondre. ») ouvrent la voie vers les peintres de la couleur pure : Malevitch en 1918, Rodchenko en 1921, les Delaunay, les artistes du Bauhaus comme Josef Albers et Johannes Itten, et bien sûr Yves Klein, Pierre Soulages, Piet Mondrian (« la couleur pure n’est pas affaiblie en suivant les modulations de la forme »), et les abstraits américains Ellsworth Kelly, Robert Rauschenberg, Ad Reinhardt, Mark Rothko, Barnett Newman («  Pourquoi devrait-on avoir peur du rouge, du jaune et du bleu ? ») et bien d’autres. Cette fascination des peintres pour la couleur n’est pas limitée aux abstraits :  Pablo Picasso dit en 1974 à André Malraux ‘’avec une gravité soudaine et lasse’’ : « Tout de même, avant de mourir, je voudrais deviner ce que c’est, la couleur… ».

Silvana Reggiardo, espace couleur 9, Paris, 21:38:55

Philosophes et théoriciens ont examiné la couleur comme un sujet d’étude à la fois physique et sensible. Après le pionnier Alhazen au XIème siècle, on trouve Newton en 1704, Goethe en 1810, Chevreul en 1828 : ils s’intéressent à la caractérisation scientifique du rayonnement lumineux, à notre perception physiologique des couleurs, à leur classification ordonnée en cercles chromatiques. Goethe est le premier à affirmer la beauté d’une couleur en soi, sans référence symbolique, sans relation réaliste aux objets matériels, à en faire un objet de contemplation pour elle-même, et non comme une représentation ou une signification symbolique :  une idée nouvelle qui nait avec le romantisme (mais ne sera traduite en peinture que près d’un siècle plus tard). Aujourd’hui, la couleur est essentiellement un signifiant ; les couleurs sont un langage, qui peut être « symbolique, amoureux, vital, sexuel, identitaire, utilitaire, marchand, guerrier, hiérarchique, conformiste, transgressif, etc. » et le langage des couleurs est devenu un « système visuel organisateur de l’écosystème urbain contemporain » (Hervé Fischer, Mythanalyse de la couleur, 2023). Nos écrans d’ordinateur nous offrent 16 millions de nuances de couleur : un nouveau langage, disait de manière prémonitoire Vilém Flusser en 1987-89 dans son projet Casa da Cor.  

Silvana Reggiardo, espace couleur 14, Paris, 06:43:38

Dans l’art, la prédominance donnée depuis un siècle à la couleur sur la forme est un phénomène essentiellement pictural. Les photographes, eux, ne se sont guère libérés de la forme, de la représentation, et rares sont ceux qui ont réalisé des photographies n’ayant pour seul composant que la couleur. De plus, la plupart de ceux-ci ont davantage travaillé sur le noir, le blanc et le gris, en s’attachant bien plus aux nuances d’ombre qu’aux formes les portant, en traçant l’interaction de la lumière avec des formes, en général assez simples (depuis les Bowls de Paul Strand jusqu’aux Surfaces profondes de Julia Dupont). Plus rares encore sont ceux qui ont exploré le champ d’une abstraction colorée ; on peut mentionner Garry Fabian Miller et ses appareillages complexes dans sa chambre noire pour obtenir des géométries lumineuses dépouillées ; et maintenant Silvana Reggiardo avec cette nouvelle série, un prolongement de son travail antérieur.

Silvana Reggiardo, de la série La Mercuriale, 20.2×20.2x3cm

Déjà, dans sa série La Mercuriale (ci-dessus), Silvana Reggiardo photographie obstinément depuis chez elle une des deux tours Mercuriales de Bagnolet à toute heure du jour, en toutes saisons et par tous les temps, d’où une infinie variété de couleurs et de luminosités pour un motif invariant. Elle a photographié des formes quasi immatérielles, transparentes, incertaines, et que seule la lumière rend visibles : le ciel (Destiempo), les reflets du soleil dans la Seine (L’onde et l’écho), des jeux de lumière sur des vitres (L’air ou l’optique) ou des vitrines (Sans titre, New York), et même la diffraction de la lumière dans un objectif photographique (L’onde et l’écho II, ci-dessous). Ses séries accumulatives lui permettent de dégager une typologie et d’explorer ainsi le mystère de la lumière et de l’écriture par la lumière qu’est la photo-graphie. Dans cette nouvelle série, espace couleur, elle joue avec la lumière et la couleur pour aller au-delà du visible.

Silvana Reggiardo, L’onde et l’écho II, 2022, 15x15x3cm

On sait bien que, depuis l’invention de l’autochrome en 1903 jusqu’à aujourd’hui, les couleurs photographiques sont toujours le résultat de manipulations techniques, de « tricheries » pour satisfaire la vision revue et corrigée de la réalité que s’en font les publics (ou le marché).  Hervé Fischer rapporte qu’un directeur technique de Kodak déclarait en 1987 : « Personne ne supporte que le monde soit représenté tel qu’il est. Les gens veulent retrouver sur leurs photos les couleurs ‘’magazine’’. Nous sommes obligés de fausser volontairement les émulsions. » Un exemple flagrant en fut le rendu des couleurs de peaux : jusqu’en 1990 les pellicules couleur étaient conçues pour optimiser le rendu des peaux blanches (la célèbre « Shirley Card »), alors que le rendu des peaux noires, moins intéressantes pour le marché, était terne et sans nuances.

Silvana Reggiardo, espace couleur 15, Paris, 20:53:53

Pour parler un peu de technique, la « température de couleur » est une échelle de valeurs permettant de caractériser la couleur émise par le rayonnement d’une source lumineuse par incandescence (lumière du soleil, lumière d’une flamme, lumière d’ampoules à arc, etc.). La température de couleur de la lumière blanche, celle émise par le soleil lorsqu’il est au zénith, correspond à un rayonnement d’un corps noir (radiateur de Planck) chauffé à 5800º K (degrés kelvin). Sa mesure permet de définir ce qu’est le blanc en photographie, de manière à obtenir un rendu adéquat de la couleur blanche quelle que soit la source de lumière : cette perception varie, elle dépend de la saison, de l’heure du jour (rouge puis jaune orangée lorsque le soleil se lève, bleutée lorsque le soleil décline), du temps qu’il fait, des couleurs de l’environnement, et bien sûr des sources d’éclairage artificiel. L’œil humain perçoit ces écarts mais notre cerveau corrige notre perception afin de nous permettre de continuer à percevoir un blanc plutôt « neutre » : de ce fait, il nous est difficile de saisir complètement toutes les nuances des variations de la lumière. On pourrait penser que les problèmes de calibrage des couleurs (qui, en photographie analogique, passaient par des choix de pellicules et de filtres) ont été résolus avec la photographie numérique. En effet, en photographie numérique, le choix de calibrage peut d’abord être fait au moment de la prise de vue, de manière manuelle ou automatique, pour corriger les déviances et « faire le blanc ». De plus, au tirage, le photographe (ou son tireur) peut aussi effectuer des corrections pour, s’il s’agit de photographie documentaire, être aussi fidèle que possible à la lumière naturelle, ou sinon pour obtenir des effets esthétiques particuliers. A travers ce calibrage de la lumière et du blanc, le photographe peut « corriger » les équilibres chromatiques d’une image afin de la rapprocher des codes visuels communément admis. Il peut ainsi donner l’illusion de rapprocher les équilibres chromatiques de ceux de la perception humaine, de ceux d’un univers idéalisé de « magazine », ou de nos jours, de ceux des images circulant sur les réseaux sociaux.

Silvana Reggiardo, espace couleur 16, Paris, 06:15:21

C’est ce mécanisme de correction que Silvana Reggiardo questionne dans sa série espace couleur, une interrogation sur l’origine de la couleur : est-ce l’appareil qui la génère, et qui donc manipulerait notre vision ? Pour ce faire, elle a simplement calibré son appareil sur « lumière du jour / soleil », correspondant à une température de couleur de 5800º K (lumière blanche), sans correction automatique de l’appareil, sans « balance des blancs ». De la sorte, elle a pu enregistrer les écarts de la couleur de la lumière à différents moments de la journée, et à travers les saisons, par rapport à cette valeur absolue du blanc à 5800º K, blanc qu’elle n’a jamais obtenu. Ces variations de couleurs qu’elle ne perçoit pas à l’œil nu car son cerveau fait une correction automatique (« je sais que c’est blanc, donc je le vois blanc ») ne lui deviennent perceptibles que par le biais de ce protocole photographique.

Silvana Reggiardo, espace couleur 17, Paris, 21:26:54

Dans ce projet, elle a simplement photographié, toujours depuis le même point, deux murs perpendiculaires, qui, je peux en témoigner, SONT blancs, celui de droite sur ces images étant face aux fenêtres, l’autre étant une paroi séparant deux pièces, perpendiculaire à la façade, avec un passage entre les deux murs. Elle a ainsi obtenu ces diptyques colorés dont les tons dépendent du temps qu’il faisait, de l’heure du jour (indiquée dans la légende de chaque photographie), de la saison, de l’éclairage électrique ou naturel, des fenêtres et volets ouverts ou fermés, de la présence «perturbatrice» d’autres éléments colorés dans la pièce, et, qui sait, peut-être aussi de l’humeur de la photographe et des radiations qu’elle aurait inconsciemment émises. La partie gauche de la photographie, plus étroite, est quasiment parfaitement monochrome, mais sur la partie droite, celle du mur éclairé par deux fenêtres de part et d’autre de la paroi de séparation, la couleur n’est pas uniforme et on perçoit des variations, des modulations d’éclairage et de ton.

Silvana Reggiardo, espace couleur 19, Paris, 06:41:42

Cette série permet d’accéder à une nouvelle expérience de la couleur, où les couleurs sont disposées dans un espace à trois dimensions. Elle définit l’espace chromatique qu’un dispositif de vision peut reproduire par rapport à la vision humaine. Chaque dispositif a son propre espace couleur (l’espace couleur de l’appareil photographique n’est pas le même que celui de l’écran d’ordinateur, ni que celui de l’imprimante). L’espace plan de la feuille imprimée est le point de rencontre entre ces différents espaces (l’espace couleur de sa vision, l’espace couleur de l’appareil photographique, l’espace couleur de l’imprimante, l’espace d’un appartement éclairé, selon l’heure du jour par la lumière du jour et/ou artificielle). 

Vue d’exposition, Silvana Reggiardo, espace couleur, galerie Mélanie Rio Fluency, 18 avril 2024

Cette série est donc une nouvelle étape dans la démarche de Silvana Reggiardo de ne pas suivre l’usage courant, de tester les limites de l’instrument, d’explorer la dimension et l’expérience du monde qu’ouvre ce dispositif technique de vision qu’est le système photographique. Pour ma part, j’y vois une manière de récuser la normalisation, l’idéalisation des couleurs mentionnée plus haut, et donc une contestation de l’apparatus, comme dirait Vilém Flusser : un appareil photographique fonctionne selon un ensemble de programmes que la bonne pratique du photographe doit respecter. Contourner un de ces programmes, aller à son encontre, c’est se démarquer de la représentation programmée et aller ainsi vers des images qui ne s’intéressent pas à la véracité d’une représentation « fidèle » du réel, à l’index ou au référent, mais qui questionnent la substance même de la photographie. 

L’informe chez Velazquez

Diego Velázquez, Philippe IV (dit à Fraga), 1644, 129.8×99.4cm, Frick Collection

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De Diego Velázquez subsistent onze portraits du roi d’Espagne Philippe IV (1605-1665), les huit premiers entre 1623 et 1635, puis trois portraits à de longs intervalles, celui-ci en 1644, le dernier vers 1653, et une allégorie en 1645. Mais il y en eut sans doute bien davantage, Velázquez étant le peintre officiel et quasi exclusif du Roi pendant cette période. La parution de la remarquable monographie chez Taschen m’avait donné l’occasion de réfléchir sur ces portraits royaux (et sur d’autres), après l’exposition londonienne de 2006. Courtisan appliqué, Velázquez fut assez proche du Roi, parvenant à une forme de complicité abvec son souverain, qui se traduit par des portraits sans complaisance et pleins de véracité (y compris, vers 1653, l’ultime, mélancolique et plein de doute et d’angoisse). En 1644, le Roi vient de congédier son premier ministre, le comte-duc d’Olivares, et a décidé de gouverner lui-même et de prendre en main la guerre contre la France (1635-1659) qui occupe la Catalogne. C’est une période troublée, où le Portugal vient de retrouver son indépendance après 60 ans de domination espagnole, où la Catalogne et les Deux-Siciles se révoltent, et le Roi veut affirmer son pouvoir. Pour reconquérir Lérida, le Roi et la cour s’installent dans la petite ville de Fraga, et Velázquez est du voyage.

Diego Velázquez, Philippe IV, détail

C’est le seul portrait militaire qu’il fait du Roi, neuf ou dix ans aprés le portrait précédent, équestre celui-là. Le Roi se prête à trois séances de pose, dans une alcôve que Velázquez a fait aménager en studio, et sur le sol de laquelle des brassées de roseaux sont posées chaque jour pour que Sa Majesté n’ait point froid aux pieds. Dès le portrait achevé, il est envoyé à la Reine à Madrid (laquelle, alors enceinte de six mois, mourra en couche en octobre) et préside à une messe d’actions de grâces en l’église San Martin : une représentation en lieu et place du corps réel du Roi. C’est le portrait d’un vainqueur (provisoire, la guerre durera encore 15 ans) avec épée et bâton de commandement, même si l’expression du Roi n’est pas particulièrement martiale. C’est aussi un portrait doté d’une fonction précise, la célébration de la victoire : le seul autre portrait autant « utilitaire » est celui du Roi à cheval pour le Buen Retiro, alors que tous les autres portraits royaux sont, sinon plus intimes, en tout cas moins formels. Et enfin, c’est, curieusement, le seul portrait où le Roi regarde vers sa gauche : peut-être, si Velázquez peignit le tableau en connaissant d’avance sa future présentation, est-ce un choix lié á l’exposition du tableau à San Martin, comme le fait remarquer Pablo Pérez d’Ors dans le catalogue.

Diego Velázquez, Philippe IV, détail

Portrait peint rapidement, contrairement à son habitude, trop rapidement peut-on penser : alors que le visage est particulièrement bien travaillé, tant la peau que les cheveux et la moustache, l’habit semble avoir été peint de manière moins raffinée, avec des touches plus grossières, en particulier quand on le compare avec la minutie du portrait dit « brun et argent« . Le roi, comme de coutume arbore l’insigne de l’Ordre de la Toison d’Or, mais, alors que dans ses autres tableaux, il ressort sur un fond noir, il est ici à peine visible (plus haut) sur une étrange coulée brune entre la surveste rouge et la chemise jaune (les couleurs de l’Aragon, puis de l’Espagne) : on dirait une fente, une déchirure, une blessure. Et tant les touches blanches et grises des broderies sur la toile rouge à laquelle est suspendue l’épée que l’entrecroisement de touches blanches donnant du volume au brocart des manches (ci-dessus) sont assez loin du réalisme habituel du peintre. Mais peut-être n’est-ce pas dû à une quelconque précipitation, mais plutôt à la volonté de Velázquez de parvenir à des formes moins distinctes, d’explorer davantage l’univers de l’informe : il parvient ainsi à combiner (comme le note Larry Keith dans le catalogue de l’exposition de 2006) une touche heurtée et fragmentée quand vue de près, avec une vision plus large rassemblant ces fragments dans une représentation harmonieuse à distance. On note aussi la noirceur quasi abstraite du chapeau en bas, comme un contrepoint austère à la richesse de l’habit, tout comme le bâton simplissime s’oppose à l’épée richement ornée.

John Huston, Le Faucon Maltais, 1941, capture d’écran

Ce tableau appartient à la Frick Collection à New York et fut, dit-on, le tableau préféré du magnat Henry Frick. Il est prêté (jusqu’au 9 septembre) au Musée Gulbenkian. Pour la petite histoire, on peut l’associer à Humphrey Bogart.

Toni Grand, la sculpture pauvre

Toni Grand, La Trinité, 1989, poissons, bois et stratifié polyester, 51x48cm, coll. Julia Grand

en espagnol

Dans l’exposition (jusqu’au 5 mai) de Toni Grand au Musée Fabre à Montpellier (musée auquel on peut au passage décerner la palme des agents de salle les plus désagréables de France) il y a une vidéo ORTF d’une interview de l’artiste à qui le journaliste soumet délibérément des questions provocatrices un peu bêtes : Toni Grand est un sculpteur primitif ? un sculpteur conceptuel ? un sculpteur minimaliste ? un sculpteur protestant calviniste (la meilleure) ? Toni Grand, imperturbable, répond à chaque fois non. La question « un sculpteur pauvre » ne lui est pas posée, et, donc, par défaut, j’adopte cette définition. Pauvre par la simplicité des moyens qu’il utilise, et, évidemment, on pense à l’arte povera. Pauvre aussi par sa soumission à la matière, aux formes qu’il rencontre. Pauvre et taiseux.

Toni Grand, S.T., 1980, neuf pièces de bois brut de sciage, 40x450cm, Musée Fabre

Toni Grand, dans la plupart de ses pièces, et certainement dans celles en bois, n’impose pas une forme, ne cherche pas à transformer un matériau. Au contraire, il se soumet à ce matériau, et le laisse lui dicter la forme qu’il pourrait prendre. Si l’affirmation qu’une statue classique se trouve déjà dans le bloc de marbre est pour le moins exagérée, on peut par contre dire que les sculptures de Toni Grand sont déjà dans le bois qu’il a ramassé. Des matériaux simples, des gestes pauvres, rien de spectaculaire, d’attrape-l’oeil, une grande économie de moyens, un dépouillement total (calviniste en effet), un bricolage anti-utilitaire. L’artiste est faible, dit-il, c’est la matière qui commande, il faut suivre les propositions inscrites en elle. Les titres mêmes de ces pièces ne sont parfois que la liste de ses actes de création : débit, refente, chute, lié, collé, écarté, repéré. Ces neuf pièces de bois, au sol contre le mur, dans cet angle entre-deux, portent chacune une simple fente qu’on pourrait croire femelle : rien de plus, et pourtant, quelle force !

Toni Grand, La Réparation, 1974-1987, bois, anguille, résine et polyester, 157x41x5cm

Au fil du temps, certes, ses oeuvres sont davantage travaillées. Vers 1981, quand il pense avoir épuisé le bois, il passe au fer, construit des colonnes de bois, de métal et de polyester. Puis il découvre ce qu’il peut faire avec des anguilles : d’abord réparer une sculpture en bois de 1974, brisée 13 ans plus tard, en l’adossant à une anguille enchâssée dans du polyester et reliée à la pièce initiale par des morceaux de résine. Puis l’anguille devient motif en elle-même comme (en haut) dans cette Trinité faite d’emboîtements et de modulations plutôt sensuelles.

Toni Grand, S.T., 1986, bois et stratifié polyester, 100x200x170cm, FRAC Limoges

Il s’agit aussi de provoquer le regard, par exemple avec cette bouche ouverte, orifice monstrueux d’un ver aux bandes sombres et claires (sans doute étais-je trop marqué par le ver des sables de Dune, vu la veille …)

Toni Grand, S.T., 10 juin 1988, poissons, bois et stratifié polyester, 220x150x125cm, Centre Pompidou

Après 1987, ses formes deviennent plus géométriques, plus construites : des cubes, des triangles, un dessin en trois dimensions, avec l’anguille comme mesure de toutes choses.

Toni Grand, Points de suspension nº 2, 3, 4 & 5, 2001, bois collés et peinture jaune, coll. Julia Grand

Et un retour au bois avec la rythmique de ces Points de suspension, formes légères d’un jaune vif, suspendues dans l’espace, dans le temps, dans le discours : une délicatesse et une vivacité à nulles autres pareilles.

Vue d’exposition, Toni Grand, Morceaux d’une chose possible, Musée Fabre, photo JL Cougy

Sculpteur un peu oublié, qui n’avait pas eu d’exposition en France depuis 2007 (mais quelques pièces en permanence au Fort de Salses), trop taiseux et individualiste pour s’intégrer dans quelque école (même si, au début, il flirta avec Supports/Surfaces), Toni Grand a enfin une exposition d’envergure, même si on peut regretter une scénographie trop tapageuse, peu en ligne avec l’austérité de l’artiste. Catalogue bien fait, mais avec beaucoup de répétitions entre les essais, les entretiens en fin d’ouvrage sont la partie la plus intéressante.

Devenir végétal (Aurélien David)

Aurélien David, Frioul (île Pomègues), série Enquêtes chlorophylliennes, 2024, anthotypes sur impression numérique, 230x310cm

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Aurélien David pratique la photographie chlorophyllienne, des images au jus de plante, moins polluantes (au moins au stade du tirage), plus proches de la nature. Ses images apparaissent sur un fond vert, de feuilles ou d’herbes : elles sont faites en utilisant les propriétés photosensibles de la chlorophylle (en mémoire des anthotypes de John Herschel). Chaque plante choisie fait écho au personnage représenté, métaphoriquement (des algues pour un Breton) ou directement (une plante cultivée par un jardinier). Il y a ainsi une double indexicalité, celle, classique, de l’image-photographie comme index du sujet représenté, et celle, plus rare, de la matière-photographie comme index du monde physique.

Aurélien David, série Quilombo Mané Bihan, 2024, inclusions végétales de feuilles d’arum, chaque 22x22x1.5cm

Son exposition au centre d’art associatif La Compagnie à Marseille (jusqu’au 20 avril) reprend quelques-uns de ses portraits faits en Afrique (série Beleaf) et sur la rivière Blavet : des gens simples, pêcheurs, charpentiers de marine, navigateurs, éclusiers, gardiens de bateaux, kayakistes, jardiniers, voyageurs, rencontrés au cours de ses pérégrinations de nomade hauturier sur son voilier d’acier Chlorophylle. Des hommes pour la plupart, photographiés frontalement, neutralement, sans artifice, comme des portraits anthropologiques. Certaines des images faites lors d’une résidence dans un écovillage du Morbihan (le Quilombo de Mané Bihan) sont enchâssées dans des blocs de résine pour les préserver de la dégradation inéluctable de la chlorophylle avec le temps (comme on a pu le voir avec les photographies de Ackroyd & Harvey.

Aurélien David, Philippe Descola (Jardin des Plantes, Paris), série Les Semeurs, 2019, collage reproduit sur tissu recto-verso, 120x120cm

S’y ajoutent, suspendus dans l’espace d’exposition et recto-verso, huit portraits de figures importantes de l’écologie (série Les Semeurs), chacune avec le visage à demi masqué par une feuille en rapport avec leur histoire : l’écoféministe Émilie Hache avec la belladone (à la fois poison et instrument hallucinatoire de séduction), la philosophe Vinciane Despret avec une feuille de frêne pleureur lui rappelant son enfance, ou l’anthropologue Philippe Descola (par ailleurs coprésident des Soulèvements de la Terre) avec un roucou (plante utilisée par les Amérindiens Achuar avec qui Descola a séjourné en 1976-78). De plus, en résidence à Marseille, l’artiste a organisé des ateliers avec de jeunes migrants dans des banlieues de la ville (en haut : au Frioul, dans l’île Pomègues) : ceux-ci réalisent des photogrammes de plantes à la chlorophylle (leurs images sont apposées sur le grand panneau) et renouent ainsi avec la nature (« J’ai senti l’odeur des plantes et ça m’a fait du bien »). Au temps des selfies et de l’amoncellement d’images, ces rares alchimies végétales nous réconcilient (un peu) avec la nature.

Sommaire du 1er trimestre 2024

Ce blog n’est plus hébergé par Le Monde, après 19 ans :

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Ce trimestre, 16 billets :

16 janvier : Berthe Morisot : une exposition rétrograde

17 janvier : Gilles Aillaud, en deux temps et quelques mouvements

21 janvier : L’invisible, l’Unheimlich et la résilience

23 janvier : Suzanne Valadon, la vérité du nu

25 janvier : Jouer contre les appareils, à Nantes

27 janvier : À la gloire des femmes (Maria Lamas)

8 février : L’inquiétante étrangeté des chimères de Daniela Ângelo

15 février : Tina Modotti, en réduction

20 février : Bertille Bak, l’humour qui fait bouger les montagnes

21 février : Le monde est-il un abri ? (Valérie Jouve)

26 février : Cruz-Filipe, questions du réel

27 février : We teach life, Sir.

4 mars : Être un homme (mâle)

13 mars : Éros et Thanatos (Vasco Araújo)

16 mars : Quelques livres

26 mars : Femmes en (re)construction (Édith Laplane & Michaël Serfaty)

Femmes en (re)construction (Édith Laplane & Michaël Serfaty)

Édith Laplane, Naveta dentata, 2010, photomontage, 30x42cm

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Parle-t-on à son gynéco comme on parle à son psy ? On lui
parle aussi de souffrances, et, sous le physique, transparaît le
mental. On lui parle de douleurs inexpliquées, de désirs
inassouvis, de fertilités inatteignables, d’avortements et de
fausses couches, et parfois de viol, d’excision, de mariage
forcé, de virginité volée. Édith Laplane et Michaël Serfaty
sont tous deux gynécologues (aujourd’hui retraités), tous
deux artistes, et en couple. Leur première exposition
commune, « Ni tout à fait la même, ni tout à fait un autre » se
tient, jusqu’au 28 avril, à Aix-en-Provence, au Pavillon de
Vendôme
, petit palais XVIIème qui abrita les amours de Louis
de Vendôme
, cousin du Roi Soleil et de Lucrèce de Forbin
Solliès
, femme de trop petite noblesse pour que Louis XIV pût
consentir à leur mariage (et, pour l’en empêcher, il fit faire
Louis de Vendôme cardinal) ; une autre histoire d’amours
empêchées, que les deux artistes reprennent dans certaines
de leurs pièces, dans l’entrée sous les portraits des deux amants en particulier. Chacun a son travail indépendant (une seule pièce commune), mais qui s’entrecroise et, dans la
plupart des salles cohabite et se répond, celui d’Édith Laplane
plutôt autour d’objets et de broderies (ouvrage de dames),
celui de Michaël Serfaty plutôt autour de la photographie et
de l’écrit. Son travail à lui est plus sombre, plus tragique, celui
de sa compagne est plus ironique, plus léger, ou en tout cas il
essaie de transformer le drame par le sourire.

Édith Laplane, À mon enfance, 2013, couvercle de ruche,
polystyrène, satin, plastique, plâtre, résine, 52x44x20cm

Beaucoup des pièces d’Édith Laplane (certaines montrées à
Paris
il y a un an) évoquent la vulve. Il est frappant que les
artistes préhistoriques, qui n’ont presque jamais représenté
d’êtres humains dans l’art rupestre (l’homme en érection du
puits de Lascaux étant une rare exception), mais qui ont
produit des statuettes féminines aux attributs sexuels
exacerbés (les fameuses Vénus), ont par contre couvert les
parois de leurs grottes non de phallus, rares, mais de
représentations plus ou moins symboliques de vulves : nul
doute que c’était un signe de fertilité (car de là sort l’enfant,
même si, alors, on ignorait sans doute le rôle du sperme dans la fécondation), mais aussi – en tout cas je veux le croire – un signe de plaisir, une évocation d’orgasme, déjà, dans une culture non monogame, suppose-t-on. Et donc, ici, des
représentations tout aussi symboliques à base de navette, ce
petit gâteau marseillais à la forme évocatrice, face à une
occultation contemporaine de la vulve, ni nommée (et trop
souvent assimilée au vagin ; voir aussi Jason Rhoades et
Gianfranco Sanguinetti, The Pussy and its 1704 names), ni
montrée (une somptueuse exception, le daguerréotype
d’Adam Fuss). L’une (en haut) montre ce qu’on nomme
d’ordinaire un vagin denté, mais peut-être cette bouche
sourie-t-elle. Autre angoisse masculine, autre objet
d’attraction-répulsion, une vulve pleine de scarabées, non
point des amulettes solaires, mais des insectes répugnants.
Une corbeille blanche (ci-dessus), vulve fleurie ornée d’un
ruban funéraire « à mon enfance » crie la détresse de la
femme déflorée trop tôt.

Édith Laplane, 2905 jours, 2021, fragments de dentelles teintes
et broderie de fils teints sur drap de coton ancien reprisé,
104x70cm

Ces sexvotos parlent de règles (2905 jours dans la vie d’une
femme, et, à droite, la plage blanche de la liberté
ménopausée), d’avortements (avec les poupées japonaises
mizuko pour les foetus non nés, célébrées par Nancy Huston,
un motif d’ailleurs inconnu en Occident, interdit), de
papillomavirus du col de l’utérus (ici brodés sur des cols de
chemise amidonnés), de gènes, d’ADN et de caryotypes (et le
pauvre Louis de Vendôme se voit gratifié d’une trisomie fleurdelysée). La manière dont des femmes se représentent leur vulve est aussi brodée à partir de leurs dessins. Sur un
carnet brodé apparaît le continent noir, cher à Freud. Ici, on
s’éloigne joyeusement de la doxa féministe habituelle (et
d’ailleurs cette exposition et ces artistes n’apparaissent pas
sur les sites de promotion féministe).

Michaël Serfaty, Je vis Sang dire un mot, série Je vous écris
avec la chair des mots

En regard, Michaël Serfaty a retranscrit les mots de ses
patientes, dans un énorme carnet, un leporello, des feuilles au
mur, les accompagnant de photographies (de modèles, pas
de patientes) et les amplifiant par des objets : un fil rouge
dérobé à sa femme accompagne un visage éploré et la phrase
« je vis Sang dire un mot » d’une patiente souffrant de ménorragie. Toutes ces phrases sont tragiques, tous ces visages sont tristes : « Je manque juste de baisers » (des
punaises plein la bouche
), « Il faut que je rassemble les
morceaux », « Il faut que je m’en sorte », « Je suis coupée en
deux à chaque rapport sexuel », et, moins noir peut-être, « J’ai
réussi à lui dire que je l’aimais ». Michaël Serfaty en a fait un
livre, Je vous écris avec la chair des mots, un poème image – texte.

Michaël Serfaty, Scars, les paysages de notre enfance, 2012-
2020, 64 photographies 20x30cm

Devant son ensemble Scars, les paysages de notre enfance, 64
photographies d’abdomens avec une cicatrice de césarienne,
certaines discrètes, d’autres énormes, des peaux lisses et des
peaux flétries (presque toutes blanches), des touffes pubiennes
clairsemées et d’autres foisonnantes, je regarde d’abord,
étrangement et presque honteusement, les nombrils : 64 yeux
de cyclope, ronds ou en fente, enfoncés ou proéminents, l’un
orné d’un piercing, qui me fixent, qui m’accusent de
voyeurisme, qui me rejettent, homme incongru dans ce
champ, et qui disent aussi que ces femmes donnant
naissance sont nées elles aussi d’une autre femme. Dans
toutes ces oeuvres, l’érotisme est dissimulé, implicite, mais il
affleure ici et là. D’autres cicatrices encore, réparatrices,
évocations de Kader Attia et de Sophie Ristelhueber. Ailleurs,
en écho à une broderie ADN de sa compagne, des photographies frontales de femmes voilées, masquées, s’ouvrant à demi.

Michaël Serfaty, série Vitales, 2023, chaque 75x55cm

Plus loin, quelques femmes vitales que l’artiste a voulu plus
gaies, plus fortes : autour d’un collage de portraits de cartes
Vitale, un assemblage d’objets : mais il est ici aussi question
d’enfermement d’infertilité, d’éparpillement. L’exposition est
scandée par des paires de formes de chaussures, couples qui
se touchent ou se séparent, flirtent ou se disputent. Il faudrait
aussi parler des mères des artistes, présentes explicitement
(lui) ou en creux (elle, « C’est pas ça ») ; il faudrait parler du ton
rouge qui domine dans cette exposition, rouge du sang
menstruel bien sûr, rouge des blessures, rouge des
photographies « émerveillées », rouge du fil à broder ; il
faudrait parler des meubles, des papiers peints, des plafonds,
et de l’architecture du pavillon, qui offre un écrin aux oeuvres.
Mais l’important est que ces femmes, mêmes les plus abîmées
par la vie, ne sont pas des victimes, mais des guerrières. On en
ressort avec la sensation que l’art peut exprimer des choses
indicibles, ou en tout cas difficiles à dire et/ou à entendre (et
pas seulement par un homme). Ah oui, j’allais oublier,
« Certaines œuvres sont susceptibles de remuer la sensibilité
des visiteurs
» , et c’est tant mieux.

Images 3 & 6 in situ de l’auteur ; autres images courtesy des
artistes.

Mise en page un peu erratique suite à un bug de wordpress.

Quelques livres

Dans la pile de livres reçus ou achetés.

en espagnol

En couverture : Janos Urbanpièce phosphorescente, 1972

Michel Thévoz, La photo brute. Chimères et perversions, L’atelier contemporain, 2023 ; 176 pages, 65 illustrations. Alors que les catalogues « Photo Brute » de la collection Decharme manquaient de densité critique (voir cette critique incendiaire sur leur pauvreté intellectuelle), ce livre du spécialiste de l’art brut Michel Thévoz (dont la contribution dans ces catalogues était cent lieues supérieure aux autres sans pour autant sauver l’ensemble) tente de combler cette lacune. Dans ce petit livre bien documenté et raisonnablement illustré (c’est, paraît-il, son 37ème livre), il décline les rapports entre photographie et art brut en 15 chapitres, chacun autour d’un mot clef. Parmi les plus intéressants, celui intitulé « Perversion » traite du voyeurisme (repris ensuite dans le chapitre 11), du nu flou comme « un jeu régressif et érotique de dérobade », de l’importance de l’érotisme / pornographie dans la photo brute, non à la manière du porno commercial, mais avec une implication émotionnelle de l’artiste. Dans le chapitre « Parallaxe », il note très justement que l’intérêt des photos brutes est « de soumettre les figures, non pas à la norme, mais au désir » et donc de pouvoir se livrer à des manipulations « anormales » de l’objet photographique ; ce sont des « ratages réussis ». L’acte photographique brut, écrit-il plus loin, peut avoir le sens « d’une célébration, d’une agression, d’un viol, d’un envoûtement, d’un exorcisme, d’un mauvais sort, etc. » C’est, je crois, la première réflexion théorique sur le rapport entre art brut et ontologie photographique.

Youssef Ishaghpour, Rothko. Une absence d’image : lumière de la couleur, Éditions du Canoë, 2023 ; 100 pages (service de presse). Je n’ai pas écrit, finalement, sur l’exposition Rothko, me sentant incapable d’arbitrer entre son intérêt indubitable et la sensation de saturation éprouvée dans l’exposition. Autant les premières et les dernières salles m’ont fasciné, autant le corps central de l’exposition saturait, peut-être à cause de l’éclairage (je me souviens des toiles Seagram montrées à la Tate en 2008, comme en lumière naturelle, bien plus émouvantes, alors qu’ici elles paraissent ternes ; et encore plus de la chapelle d’Austin), mais surtout parce qu’il y avait ici trop de tableaux, et que l’oeil s’épuisait, que l’émotion initiale se dissipait. Ishaghpour a écrit (en 2003) ce livre sensible et émouvant sur Rothko, sur sa « peinture réduite à elle-même », sur la simplicité apparente de ses toiles où « la lumière émane de la couleur », où « la sérénité est au bord de l’explosion. » J’ai été par contre bien moins convaincu par sa tentative d’expliquer Rothko par « l’atavisme d’un état d’esprit juif » et par sa volonté un peu trop manifeste de lire Rothko à l’aune d’une « tradition hébraïque » qui me paraît peu compatible avec l’irreligiosité de l’artiste et son éloignement du judaïsme.

En couverture : Zanele MuholiBona, Charlottesville, 2015

Clara Bouveresse, Photographies au saut du lit, Actes Sud, 2023 ; non paginé, 63 photos (service de presse). Ça aurait pu être un livre amusant, regroupant et commentant des photographies prises au lit, de 1863 (Lady Hawarden) à 2017 (Bieke Depoorter, que je ne connaissais pas). Mais un parti-pris a guidé l’auteure : sur 63 photographes présentés ici, seuls 6 sont des hommes ( Cartier-Bresson, Stephen Shore, Josef Koudelka, François Hers, Klavdij Sluban et Shonibare), avec un seul couple : Annie Ernaux & Marc Marie. Le lit n’est donc pas une affaire d’hommes, ni de couples, mais un domaine perçu ici comme quasi exclusivement féminin. Ce parti-pris assumé (la préface dit « majoritairement féminin », une majorité de 90%) entraîne l’inclusion de photographies où le lit est à peine visible, mais qui permettent d’introduire une dimension queer (Alice AustenClaude Cahun), allant jusqu’à une photo d’avortement en salle d’opération, sans la moindre trace visible d’un lit (Abigail Heyman). Il aurait mieux valu le dire dès le titre : « Femmes photographiant des lits ». Cette ellipse n’est pas la meilleure manière de promouvoir les femmes photographes.

Une des images du projet Rue Godefroy Cavaignac.

Andrea Eichenberger & Camila Gui Rosatti, La Rue Godefroy Cavaignac, Maison de la photographie Robert Doisneau, 2024 ; 92 pages, 50 photographies (service de presse). Ce livre produit par deux Brésiliennes de Paris, la photographe et anthropologue Andrea Eichenberger et la sociologue et urbaniste Camila Gui Rosatti, est le résultat d’un atelier photographique avec les habitants de cette rue du 11ème arrondissement de Paris. Chacun apporte sa photographie de la rue et commente, raconte sa vie ordinaire, sachant qu’on est ici près des lieux des attentats de 2015 qui reviennent souvent dans les discours. Au-delà des anecdotes, c’est un beau travail sur l’espace public, le privé et le partagé, le vécu et le ressenti. Les deux auteures ont mis en place un cadre, au sein duquel la parole et l’image sont libres : très réussi.

En couverture : Hendrick Goltz, dit GoltziusThe Fall of Man, 1616, coll. NGA Washington DC

Christophe Stener, Iconographie du péché originel verset par verset, auto-édité, 2023 ; 400 pages, 382 illustrations en N&B (service de presse). C’est un travail de titan qu’a entrepris Christophe Stener, ce volume étant le premier de 13 autres annoncés sur ce sujet (les suivants porteront sur la mythologie, l’exégèse, la gnose, la psychanalyse, le cinéma, etc.). Donc, après une introduction de 80 pages sur le sujet, la méthode, les codes et les différentes approches selon les religions, nous avons pour chaque verset ou presque de Genèse I-IV, un recensement des images illustrant ce verset, de l’art paléochrétien à l’art contemporain. Beaucoup de références érudites, beaucoup d’analyses comparatives (par exemple sur le thème de la complicité d’Adam et d’Ève, 14 pages, 22 images). On admire à la fois l’érudition de l’auteur, l’étendue du travail accompli et l’utilité du livre comme référence. On peut regretter que le dogme de l’omphalisme ne soit pas abordé (il le sera plus tard) et que de trop nombreuses coquilles et quelques inexactitudes aient subsisté dans le texte final. On attend impatiemment les douze autres volumes …

Éros et Thanatos (Vasco Araújo)

Vasco Araújo, Eros e Thanatos, vue d’exposition.

en espagnol

Au premier abord, un atelier de sculpture. Une quinzaine de trépieds métalliques sur lesquels reposent des petites statues en terracotta. Comme si les élèves venaient de sortir et avaient laissé leurs travaux inachevés. Inachevés ? Oui, car, sur des petits socles rocheux, aucun des personnages n’a de tête. Tous ont un cou coupé net, guillotiné : pas de visage, pas d’identification possible, nous pourrions être chacun d’eux. Ils sont nus, et on ne peut les distinguer que par leurs caractéristiques sexuelles : seins lourds, couilles et pénis bien visibles, ou vulve parfois apparente. Sur chaque trépied, un duo, voire parfois un trio. Faute de visages expressifs chez ces acéphales, il nous faut induire de la posture des corps quelle relation unit ces personnages : lutte ou désir, combat ou sexe ? Est-ce un cunnilingus ou une morsure ? Ce bras étrangle-t-il ou caresse-t-il ? Ce geste de la main est-il violent ou tendre ? Amour ou Mort ? Éros ou Thanatos ?

Vasco Araújo, Eros e Thanatos, vue d’exposition.

Même si la technique et les moyens sont différents de ses oeuvres passées, ce travail s’inscrit bien dans la lignée du parcours de Vasco Araújo, qui nous emmène depuis des années dans une exploration persistante de l’ambiguïté, que ce soit par le biais de la parole circulaire, de la métaphore du volcan, du dédoublement ou du détournement. Peu de mots ici, contrairement aux oeuvres précédentes : la feuille de salle renvoie vers le Bernin, le carnet de travail qui tient lieu de catalogue vers Cesare Pavese (Dialogues avec Leucò) et le merveilleux Cavafy, mais comprend aussi une réflexion de l’artiste autour de cette ambivalence entre l’Amour et la Mort, inspirée par un brillant essai de la jeune chercheuse brésilienne Flávia Valéria Salviano Serpa Rojo.

Vasco Araújo, Eros e Thanatos, vue d’exposition.

Et en effet, ces statuettes évoquent la pulsion pour la vie et l’attrait pour la mort que Freud a théorisés dans Au-delà du principe de plaisir. Et peut-être leur fusion dans la « petite mort » chère à Bataille. Ce qui renvoie au Bernin et à sainte Thérèse en extase (au moins selon Lacan : « enfin quoi : qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute ! Et de quoi jouit-elle ? »). Avons-nous ici une Thérèse acéphale ? je ne crois pas ; ni la très sensuelle Ludovica Albertoni. Mais nous pouvons reconnaître Énée et AnchiseLe rapt de ProserpineApollon et Daphné ; quant aux autres, je ne sais, mais il me semble que, contrairement à ce que dit la feuille de salle, d’autres artistes ont inspiré Araújo : Giambologna pour Hercule et le Centaure, Pollaiolo pour Hercule et Antée. Excepté Énée, des histoires de viol, d’enlèvement et de violence. C’est au centre d’art Appleton, à Lisbonne, jusqu’au 6 avril.

Enzo Cucchi, Mezzocane, vue d’exposition.

Coïncidence, le lendemain, j’ai vu l’exposition d’un autre artiste inspiré par l’Antiquité, l’Italien trans-avant-gardiste Enzo Cucchi (à Culturgest jusqu’au 30 juin) : des dessins, de grandes toiles, mais aussi une série de petites sculptures sur des murets, reprenant des mythes anciens, évoquant Pan, les anges, les sirènes et bien d’autres, avec une profusion de têtes de morts. Un travail bien plus chargé, plus symbolique et moins dépouillé que celui de Vasco Araújo.

Être un homme (mâle)

(Anna &) Bernhard Blume, Aus « Prinzip Grausamkeit », (Du « principe de cruauté« ) 1997/98, collage de polaroids, 43x31cm

À travers une quarantaine de photographies d’une quinzaine d’artistes, l’exposition « Comme je me voudrais « être » » élaborée par Marc Donnadieu pour la galerie Christian Berst (jusqu’au 6 avril) questionne les identités masculines, mêlant artistes considérés comme « bruts » (six ici) et artistes contemporains reconnus. Ces identités s’expriment par des signes, des codes, certains d’acceptation et d’autres (la plupart ici) de transgression. La plupart des photographies ici sont des autoportraits, le narcissisme est une pulsion scopique fréquente, et on sait à quel point l’autoreprésentation est un thème de prédilection, pour des raisons tant pratiques que psychologiques. On peut certes, comme « le Fétichiste » se définir non en se représentant, mais en creux, par ses obsessions, par leur projection dans l’image, mais c’est une exception. Les identités présentées ici sont complexes, voire tourmentées, et la sexualité est omniprésente.

Tomasz Machcinski, S.T., 2005, tirage argentique d’époque, 9.1×7.2cm

Le travestissement et/ou le déguisement est un thème qui infuse, voire domine toute l’exposition, depuis les poses anodines de Marcel Bascoulard jusqu’aux images plus sulfureuses de Pierre Molinier, en passant par le travesti des années 30 Barbette (photographié par Gaston Paris) et par les déguisements multiformes de Tomasz Machcinski (mais Zorro n’est pas arrivé). On en déduirait presque qu’on ne pourrait se définir qu’en adoptant un personnage, en se niant, se dépassant, pour se réinventer autrement.

Henry Lewis, Autoportrait, 1978, image similaire à celles dans l’exposition

Dans une démarche parallèle, d’autres se définissent en se cachant, en se dissimulant, non point derrière un déguisement, sexué ou non, mais derrière un masque, qu’il soit véritable comme Bernhard Blume (ici sans Anna, en haut) et le trop méconnu Henry Lewis, ou imaginaire comme Jorge Alberto Cadi. C’est aussi une manière de s’affirmer que de le faire à travers des voiles, des masques, des codes plus ou moins pénétrables. Et, souvent, à ce stade, le corps, le visage ne sont plus qu’une matière première, un outil plastique détaché de la personne de l’artiste (comme Jorge Molder en est maître).

Lubos Plný, Reconstruction #18, 2003, tirage argentique sur papier photo mat bordé de ruban Kraft, 61.5x51cm

Aux performances photographiques d’Henry Lewis font écho celles, plus radicales, de Lubos Plný qui soumet son corps à des opérations physiques, comme coudre avec du fil son visage et ses bras en se perçant la peau, et documente systématiquement ses expériences, la douleur étant pour lui un acte de purification. Mais, à ce compte, on aurait pu inclure les activistes viennois ou Orlan (si l’exposition n’était pas purement masculine, on aurait aussi aimé y voir les ratés de Bernadette Touilleux ou les fantaisies de Lee Godie). En somme, un thème très pertinent, avec un champ sexe/genre/queer intéressant mais peut-être trop dominant par rapport à d’autres pistes possibles.

Farnood Esbati, S.T., vers 2020, encre sur papier, 25x35cm

En face, dans l’espace principal de la galerie, les dessins à l’encre de Farnood Esbati, Iranien autiste « Asperger » ont un dynamisme époustouflant : les traits se bousculent, se pressent, tanguent et soudain ménagent des grandes plages blanches. On se prend à respirer à leur rythme.