Berthe Morisot, l’entre-femmes

Berthe Morisot, Monsieur M. et sa fille dans le jardin à Bougival, 1881, 73x92cm, Musée Marmottan

En espagnol

Berthe Morisot fait l’objet d’une rétrospective au Musée d’Orsay (jusqu’au 22 septembre), apparemment bien plus petite que l’exposition de Philadelphie. Bien sûr, c’est une icône féministe, et on a donc eu droit à tous les discours attendus sur ce thème. Mais il est bien plus intéressant, au lieu de ne parler que de son caractère pionnier (« la seule femme impressionniste »; ce qui n’est pas exact, mais peu importe) de questionner ce qu’elle peint et comment elle le peint. Et d’abord, pour parler de ses sujets, l’exclusion à peu près totale de la moitié de l’humanité dans sa peinture : les hommes. Serait-ce un acte militant avant l’heure ? J’en doute. C’est plutôt que, si la compagnie des hommes peintres et écrivains la stimule, ce genre-là ne l’intéresse guère pictorialement. Je ne crois pas qu’elle se soit spécifiquement exprimée là-dessus, mais le fait est que dans cette exposition, l’homme est rare : trois portraits de son mari avec leur fille (et, autant Julie y est vive et présente, autant Eugène est à peine esquissé, comme un simple élément du décor), un autre tableau montrant son mari à la fenêtre sur l’île de Wright, confiné à l’intérieur, simple seuil vers l’extérieur, espace d’ailleurs féminin ici, et, sauf erreur, c’est tout. Quelle représentation falote du mari, épousé tard (pour l’époque, à 33 ans) qui lui apporta une indépendance financière lui permettant de peindre et qui fut peut-être un ersatz pour Edouard, lequel était déjà (mal) marié, et qu’elle aurait aimé en secret (voir le très beau récit romancé de Jean-Daniel Baltassat, que j’avais déjà évoqué là) ! Cette sous-représentation masculine serait-elle un biais des commissaires ? Je ne crois pas, on retrouve la même tendance dans toute son oeuvre. Il y a quelque chose dans le corps masculin qui, visiblement, lui déplait, la met mal à l’aise ou, en tout cas, ne l’inspire pas. Et, sauf erreur, elle est la seule dans ce cas : d’Artemisia Gentileschi à Camille Claudel en passant par Vigée Le Brun, ou, plus proches, Mary Cassatt ou Suzanne Valadon, aucune autre artiste n’a ainsi négligé la moitié de l’humanité.

Berthe Morisot, Jeune fille au Manteau vert, 1894, 116.5×81.6cm, coll. privée New Orleans

Ce qui est curieux, c’est que sa peinture s’épanouit après la mort de son mari : c’est pendant les dernières années de sa vie qu’elle atteint enfin sa plénitude, avec un lent cheminement vers une forme, sinon d’abstraction, en tout cas de dépouillement, en écho à Cézanne ou au Monet des Cathédrales, et aussi à son dialogue fructueux avec Mallarmé. Mais cette dimension-là est quasi absente de cette exposition-ci, qui ne s’intéresse qu’au volet de sa peinture le plus connu (et le plus coté), l’impressionnisme. Toute sa vie, Morisot a tenté un équilibre entre tradition et nouveauté, elle a longtemps été suiveuse, dans le sillage de Manet en particulier, puis a commencé à affirmer son indépendance innovatrice à la mort d’Edouard Manet en 1883; c’est alors Mallarmé, le poète cérébral, abscons et inspiré, qui semble avoir eu le plus d’influence sur elle, et encore plus après son veuvage en 1892. Mais ce n’est guère visible ici, ni dans le catalogue. Certes, la commissaire consacre quelques pages au non-fini dans le catalogue. Certes, quelques toiles « non finies » apparaissent vers la fin, comme cette révolutionnaire Jeune Fille au Manteau Vert de 1894, un an avant son décès.  Mais, au fond, aux yeux de tous ou presque, impressionniste elle est, et impressionniste elle restera.

Berthe Morisot, Femme à sa toilette, 1875-1880, 60.3×80.4cm, Art Institute of Chicago

Donc Morisot peint des femmes : elle-même, sa fille, ses domestiques, d’autres femmes du monde et des modèles à leur toilette, quelquefois (rarement) nues et voluptueuses, mais toujours très sensuelles; Et alors, le rendu de la peau, de ses reflets et des jeux des étoffes légères sur ces corps est remarquable. Elle peint de manière suggestive, pas léchée. C’est avant tout une peintre de l’intime, et, en cela elle est remarquable. Ces deux exemples sont, je trouve, édifiants.

Berthe Morisot, Devant la psyché, 1890, 55x46cm, Fondation Pierre Gianada, Martigny

On peut lire le roman de Baltassat mentionné ci-dessus, le catalogue du musée, mais on peut se passer de lire sa biographie par Isidore Isou (qu’on ne s’attendait pas à trouver là, mais ce fut visiblement pour lui un travail purement alimentaire).

[22/09/2019 : La violence de certaines réactions à mon texte sur l’absence d’hommes dans la peinture de Berthe Morisot, et à mon questionnement sur cette androphobie picturale à côté de son androphilie sociale, m’a beaucoup interrogé : pourquoi cette violence irrationnelle ? quels tourments inavoués mon texte dérangerait-il ? sur quel tabou aurais-je mis le doigt, qui aurait dû rester interdit de parole ?

Alors, je pose une hypothèse, qui n’est rien de plus, sûrement pas une affirmation, pas une certitude, mais avec l’espoir que ceux qui sont familiers avec ses écrits, avec sa pensée, sauront y répondre, sans tomber dans le discours militant irrationnel que je viens d’expérimenter.

Peut-on supposer que Berthe Morisot prenait plaisir socialement à la compagnie des hommes, mais que, quand il s’agissait de passer à l’acte – le seul acte qui comptait vraiment pour elle, la peinture –, elle les excluait (à part son mari falot épousé plus ou moins par nécessité, et des jeunes garçons prépubères) ? et quelqu’un oserait-il alors parler de castration picturale, ou même, horresco referens, de frigidité picturale ?]

10 réflexions sur “Berthe Morisot, l’entre-femmes

  1. Pour qu’ils soient plus aisément accessibles, je reprends ici l’essentiel des commentaires postés sur Facebook sur cet article.

    Les faits d’abord
    Berthe Morisot a représenté des hommes dans sept de ses tableaux sur plus de 400 toiles (et sans doute quelques pastels aussi), sauf à en identifier d’autres:
    – trois tableaux représentant son mari et sa fille
    – un tableau représentant son mari à l’intérieur regardant vers l’extérieur, à Wight
    – deux portraits de jeunes garçons (son neveu et le fils de Gabriel Thomas) (il y aussi au moins un pastel de son neveu)
    – sans doute un homme dans le Déjeuner su l’herbe de 1876 (que nous n’avons pas encore retrouvé ; merci Marie Lavin)
    Sauf erreur, elle n’a jamais peint son père, ni son frère, ni ses beaux-frères, ni son neveu adulte (il a 23 ans à la mort de Morisot). Elle n’a jamais peint ses intimes, Edouard Manet et Stéphane Mallarmé ; et elle n’a jamais peint les autres artistes de leur groupe.

    On pourrait sûrement remonter dans le temps, mais il semble (et quelqu’un d’autre que moi pourrait utilement en faire la statistique) que Morisot est, dans la seconde moitié du XIXe, unique dans ce cas : toutes les autres femmes artistes ont représenté des hommes dans une proportion bien supérieure à la sienne.
    Mary Cassatt, à qui on pourrait la comparer, a peint son père, son frère adulte, beaucoup de jeunes garçons, et des toreros.
    Marie Bracquemond, autre impressionniste (que j’avoue moins bien connaître), peint son mari Félix, son fils Pierre adulte, elle peint Sisley, le critique Geffroy, le Pr. Demons, elle peint un homme dans « Sur la terrasse à Sèvres ».

    D’autre part, une coutume de sociabilité dans ces groupes d’artistes à cette période est qu’ils font souvent les portraits les uns des autres ; là aussi, on pourrait faire des statistiques, mais je crois que le fait est évident.
    Edouard Manet, bien sûr, mais aussi Renoir, Puvis de Chavannes, Marcellin Desboutin feront des peintures ou des dessins de Berthe Morisot (et Degas fera des photographies d’elle).
    Elle ne fera aucun portrait de ses camarades artistes, excepté de la Duchesse de Castiglione Colonna, qui signe ses tableaux Marcello.
    A noter que Mary Cassatt non plus, je crois.
    Il serait intéressant d’étudier ce rejet de ce mécanisme de sociabilisation artistique de la part de Morisot (excepté pour une autre femme peintre) et pour Cassatt : furent-elles les seules à ne pas représenter leurs camarades ? Y a-t-il une explication ?
    On me cite Monet ; mais Monet, contrairement à Morisot, a fait très peu de portraits, quinze peut-être, en tout cas moins de vingt. Ensuite, il a peint, hors autoportraits, quatre ou cinq portraits d’hommes, dont un, justement, de Manet peignant dans son jardin à Argenteuil.

    Ces faits sont établis. En revanche, on en parle peu (je ne connais aucune analyse approfondie de ce sujet, et serais heureux qu’on m’en indique une) et, comme « le Roi est nu », il semble que quand on aborde le sujet, certains (certaines) s’offusquent qu’on ose même mentionner ces faits.

    Motivations
    Comme ces faits sont bien établis, je posais, dans mon billet, la question de la motivation de Morisot, en me demandant si elle s’était exprimée sur le sujet. Cette question a soulevé une indignation qui m’a quelque peu surpris.
    J’omets ici les insultes sur mon machisme, mon ignorance et ma vision dévalorisante des femmes (toutes les femmes, bien sûr), pour vous donner un petit florilège des réactions :

    « D’après les conférences que j’ai entendues et les livres que j’ai lus, Renoir aussi ne peignait que des femmes » : parmi ces livres ne figurait visiblement pas son catalogue raisonné. Pour me limiter à une décennie (1864-1874), Renoir, sur 77 tableaux, en a alors peint 19 où apparaissent des hommes, et il continuera jusqu’à la fin à peindre aussi des hommes (Ambroise Vollard en 1914).

    « Toute la réponse à ces questions sur Berthe Morisot est dans le film « La jeune fille en feu » de Céline Sciamma » : étant donné qu’il s’agit d’une œuvre de fiction sur les amours, si j’ai bien compris, entre une modèle et une peintre en 1770, pourriez-vous nous en expliquer la pertinence pour Berthe Morisot ? « Vous n’avez qu’à voir le film »

    « Vous n’envisagez l’œuvre de cet artiste qu’à travers le prisme de son rapport aux hommes et de ses relations avec les « grands » hommes de son temps » : d’abord, c’est un paragraphe sur trois de mon article, mais surtout il semble donc que poser la question des choix de ses sujets par Morisot soit tabou ?

    « Elle n’est pas influençable puisqu’elle ne fait pas comme les autres » : je suis d’accord, la question est : pourquoi ?

    « Pourquoi Morisot n’a-t-elle pas peint de natures mortes, genre considéré comme mineur à l’époque » : d’abord elle a peint des natures mortes, ensuite depuis le début du XIXe (et même avant) ce n’est plus un genre mineur, et surtout il n’est pas question du type de peinture (portraits ou natures mortes), mais du sujet (hommes ou femmes). Quand un peintre ne peint que des natures mortes de flacons et pots, on écrit des livres sur ce sujet, non ? Mais quand une peintre ne peint que des femmes, la question ne devrait pas être soulevée ?

    « Le sujet dans la peinture impressionniste est surtout un prétexte à l’exploration de sensations, d’impressions et les peintres choisissent leurs sujets dans les paysages ou les scènes quotidiennes de leur vie qu’ils approfondissent : la nature, la sainte victoire pour l’un, les champs de fleurs pour l’autre, une cathédrale, des nympheas, des danseuses et des portraits d’amis ou de commande. C’est assez limité comme choix de thèmes pour chacun.» : euh, non pas vraiment (et la Sainte Victoire n’a rien d’ impressionniste). Quel rapport ?

    « Le regard de Morisot n’est pas placé au même endroit que celui des autres » : c’est exactement ce que je dis. La question est : comment et pourquoi ?

    « Son choix de sujets est basé sur son rapport au monde, son empathie pour certains sujets et pas pour d’autres » : je suis 100% d’accord. Ma question est : pourquoi, dans un environnement similaire, son rapport au monde est-il ainsi différent de celui des autres, y compris des autres femmes peintres ?

    « Elle sent bien qu’elle ne fait pas partie du monde des hommes » : professionnellement, à partir des annés 1880, c’est l’inverse qui est vrai. Elle n’a rien d’une artiste « maudite », délaissée, tenue à l’écart, bien au contraire, elle est intégrée, respectée, célébrée. Lisez l’essai du catalogue sur ses rapports avec le féminisme.

    « Manet l’oblige à poser pour elle, au détriment de son travail » : oui, c’est ça, tout est bon pour démontrer la domination masculine …

    J’ai donc trouvé extrêmement instructive cette levée de boucliers militante pour tenter d’occulter la question des motivations de Berthe Morisot, et je reste par contre toujours en attente d’explications de la part de personnes connaissant bien son travail et ses écrits et qui soient capables d’éclairer ses motivations [rajout du 23/09 : voir ci-dessous le commentaire éclairant de Jean-Daniel Baltassat, qui, lui, connaît bien son travail].

    « un peu bref en ce qui concerne les réflexions » : c’est l’appréciation qu’une professeure avait portée autrefois sur le travail d’une de ces incultes (laquelle la reproduit vaniteusement dans son livre, page 65). Ca n’a pas changé depuis, l’absence de réflexion aurait même plutôt empiré

    Contrairement à mes détractrices, pour moi, l’histoire de l’art, ça consiste aussi à poser des questions sans tabou, sans se préoccuper du politiquement correct contemporain, ni des lobbies divers (comme dans le cas de la censure de Bonesteel), et à tenter d’y trouver des éléments de réponse. Et pas à tenter péniblement d’instrumentaliser une artiste ancienne pour essayer de la faire rentrer coûte que coûte dans un schéma de pensée contemporain militant. en énonçant des falsifications comme celles évoquées ci-dessus.

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  2. jdbalt dit :

    Bonjour et pardon si je viens poser mon grain de sel un peu tard dans le débat ci-dessus autour de (pour moi) la très intéressante absence des corps d’hommes dans la peinture de Berthe Morisot.
    Je le fais sans titre particulier, mais après un assez long temps passé (cinq ans) en compagnie de cette œuvre et de ce que l’on sait (ou peut imaginer, ce qui est important) de cette femme puissamment créatrice, cela pour écrire le roman cité par Marc Lenot ci-dessus.
    En aucun cas mon point de vue ne saurait être une vérité, mais seulement une hypothèse de réflexion ( ce qui est autrement plus sexy à mon avis que les pseudos vérités invérifiables), forcément éphémères dirait Duras.

    À mon sens, il y a trois raisons fondamentales à l’absence de ces peintures d’hommes.

    La première, et elle est abondamment citée par Morisot dans ses lettres et ses notes de carnet, c’est l’intense misogynie qui règne en France à son époque, la seconde partie du XIX°, particulièrement les années du Second Empire. Tout simplement une femme ne peut pas être une véritable artiste et particulièrement une peintre (à l’époque Renoir déclare: « Autant qu’une vache peigne avec sa queue!).
    Les conventions sociales sont sans ambiguité. Si une femme est une modèle, elle est aussi une prostituée. En opposition, la femme sociale (épouse ou épousable) sera portraiturée avec tout ses atours sociaux pour qu’il n’y ait pas de confusion. Par exemple quand Manet peint Meurent, sa modèle des nus, en chemise de jour avec un perroquet, chacun sait qu’il s’agit d’une modèle/prostituée, ou une entretenue : elle porte un vêtement intime.
    Si une femme peint, elle sera socialement réduite au même statut (prostitution) sauf si elle ne peint pas professionnellement, s’en tient à une activité de « délassement féminin » n’ayant pour sujet que : les enfants, les maris, les poussettes, les fleurs et « la tristesse des femmes en mousseline ».
    Cette phrase vient d’un carnet de Morisot elle-même des années 1874-80. Elle dit donc, (et le redit dans ses lettres à sa soeur Edma et son amie d’Arfy), si elle veut garder son statut social bourgeois et par là même éviter une mise à l’écart qui fera d’elle une vieille fille, elle devra peindre avec un champ restreint de sujets (et ne pas faire l’artiste!). C’est ce que nous voyons dans sa peinture, et même quasiment jusqu’à la mort d’Eugène son mari. Ce n’est pas un choix à ce moment-là de sa vie créatrice, 1862-1887 environ, c’est une contrainte. (On trouve beaucoup d’articles sur ce sujet dans les travaux et archives publiées dans les études de genre par la John Hopkins University de Baltimore )

    La seconde raison est une hypothèse très personnelle. elle vaut donc ce qu’elle vaut.
    La rencontre entre Édouard Manet et Morisot est, il me semble, un cas d’école (qui n’a strictement rien à voir avec les niaiseries colportées encore et encore par la terrible et pseudo biographie de Bona).
    C’est une rencontre qui joue tout entre deux êtres: l’amour et le sexe, bien sûr, mais tout autant la représentation de l’art que l’un et l’autre s’en font, le conflit de puissance créatrice, le statut, et le machisme (ou comment y répondre).
    L’histoire dans l’apparence de ses faits est aujourd’hui « claire »: le coup de foudre et le désir dès l’origine d’une rencontre (très préparée) entre « LE Prince des peintres moderne » et une femme de trente ans ( =quasi vieille) élève de Corot. L’impossibilité d’une résolution sexuelle (1-Morisot est vierge et Manet marié, 2- surtout: Manet est déjà mangé par la syphilis qui le fera pourrir par les pieds, il n’a aucune intension de l’infecter, c’est son honneur).
    S’en suit une relation extrêmement intense qui se passe, littéralement, toute dans la peinture : douze toiles de Manet, donc cinq sont des œuvres hallucinées, à l’époque immontrables tant elles ne sont pas des « portraits » mais des jaillissements de désir (noirs).
    Je ne vais pas revenir sur les détails (comme dirait Marie Docher d’un film qui n’a rien à voir et se passe une époque qui est un autre coté de la planète: allez lire le livre :-)) )

    Berthe Morisot fait avec Manet une expérience d’amour et de sexualité d’une puissance et d’un détournement rare. Être peinte alors qu’elle se veut et se sait absolument peintre; être la chair même de la couleur enduite par le pinceau (=sexe) de Manet sur la toile; devenir par cet « exercice » la femme fantasme rêvée par un homme, le peintre même dans l’arc culturel du moment; accéder à une sorte d’assouvissement sublimatoire, qui ne saura se clore pour elle qu’à la condition de porter en sa chair ( et sur ses cartes de visite jusqu’à la fin: MME E.MANET ), un nom d’épousailles de Manet… (dès lors, les relations Berthe – Édouard ne sont qu’oppositions et conflits sur tout et surtout la peinture. Il lui reproche de peindre ce qu’elle peint. Centralement Manet est héritier de Géricault: il peint « dans » le noir. Elle, elle s’en va peindre la transparence…)
    Elle le dit crûment dans ses notes et lettres : il n’y a rien de l’amour entre Eugène et elle, mais tout de l’arrangement nominatif (il est l’administrateur du mouvement Impressionniste, par exemple). Et lui le dit rageusement : ils ont eu une fille, certes elle a fait son devoir une fois, depuis, elle n’a plus que « du dessus du cœur » (cf lettres). Elle en vit une très intense culpabilité jusqu’à la fin. La nuit de la mort d’Eugène, sa vaste chevelure blanchit d’un coup. Cela va tant impressionner Mallarmé qu’il va en reprendre la métaphore dans plusieurs poèmes (lièe à la femme sirène).

    Mon hypothèse : outre la contrainte sociale déjà dite, Morisot a vécu avec Manet une sorte de saturation absolue de la présence (de l’occupation, pourrait-on dire) masculine en elle. Rien ne se peut plus de plus.
    Tout fut là : désir chair, vie, création, sens même de l’amour ( ou spiritualité ). Et tout fut dans l’interdit et l’impossible. Rien ne saurait alors en être représenté, recréé picturalement frontalement sans détruire, effacer ce qui fut et demeure en elle comme foyer du vouloir vivre encore ( une question sans cesse répétée). Il faut le contourner, il faut le peindre sans que ce sujet (l’homme, Manet, désir, sexe…) soit visible. Peindre l’homme invisible par la présence visible de la femme. Un exemple: l’exposition d’Orsay vient de montrer nombre d’oeuvres représentant des femmes se préparant à paraitre devant des hommes au bal, au sociable, etc.  Elles sont là, devant leur miroir (souvent une psyché) qui devient l’outil reflet de son regard, à lui qui n’est pas là.
    C’est cela même qui fait de Morisot une peintre unique, puissante, riche d’un flot de créations neuves… et que l’on ignore, qui ne sont jamais ou rarement montrées , en la cantonnant dans un rôle ridicule de mémère impressionniste, période qui ne fut pour elle que le déjeuner léger de son existence créatrice.

    Troisième raison, conséquence des deux autres: plus elle avance, plus la question que Morisot pose à la peinture devient : comment représente-t-on une femme quand elle n’est pas réduite par le regard des hommes? Sa réponse: par la transparence et la trace du mouvement dans le tout perceptible du monde.
    Cette période coïncide à son veuvage (= liberté de représentation d’elle-même) et à un affaiblissement du corset misogyne (1889-95, sa mort). Naissent ces peintures où les femmes n’ont plus de visages, où la nature produit la même sensation qu’un regard sur une femme. Il y a une équivalence des sujets : l’effacement, l’éphémère et le début de l’abstraction pure.
    Les hommes, dans leur constante affirmation de faire, de produire et être là, n’ont aucune place dans ce voyage spirituel. Sauf, un peu halluciné, pour les peintres et poètes qui peuvent un peu comprendre l’affaire (= les doigts d’une main). Les autres, elle le dit jusqu’à la fin, ne comprendront jamais rien à son travail et ne la jugeront jamais à sa valeur parce qu’elle est femme et qu’on veut la réduire à la féminité (le ridicule carnet d’expo de Gianadda en est un exemple). C’est sa très grande rage et amertume à la fin.

    Pour moi, tout cet ensemble fait de Morisot à la fois une peintre hors du commun, d’une richesse éblouissante et énigmatique. Toute sa vie elle a subit le fait de son originalité hors les mouvements, autant que d’être femme. Aujourd’hui encore beaucoup d’elle est inaudible. Ce serait dommage d’inventer un nouveau tiroir pour l’y réduire.

    [Merci pour cette démonstration éclairée qui vient remettre les choses en place, après toutes les divagationa militantes qui ont tant déformé le travail et la pensée de Berthe Morisot]

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  3. Cécile dit :

    sinon voir ceci (et lire le livre) dont il est question de Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici : Femmes artistes / artistes femmes. Le cantonnement de la peinture des femmes du XIXeme siècle à la sphère familiale et aux sujets intimistes (sauf exception) y est abordé.
    https://journals.openedition.org/clio/9345
    et qui en partie va dans le sens de Balthassat (dont je n’ai guère apprécié le roman alors qu’il a énormément réfléchi à Berthe Morisot … Je préfère certains travaux de Bona. mais c’est une autre histoire … )

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  4. Cécile dit :

    « puis a commencé à affirmer son indépendance innovatrice à la mort d’Edouard Manet en 1883 »
    A nuancer. Elle l’a aussi influencé : thèmes peints, éclaircissement de la palette, touche.

    Je regarde depuis hier les deux images de femmes à leur toilette. je me suis faite la réflexion suivante : si je ne disposais pas de l’information qu’elles sont de la main de Berthe Morisot, je ne saurais dire s’il s’agit de tableaux peints par une femme ou bien un homme. De fait, le thème de la femme à sa toilette a été abordé aussi bien par Manet, Toulouse-Lautrec, que Renoir, Degas …. Berthe Morisot se donne le droit également de le peindre, tout comme ses contemporains hommes plus ou moins proches. Toutefois elle ne verse pas dans le nu intégral. (Une femme issue de la bourgeoisie et qui tient son rang ne saurait peindre un nu.) Par contre, je remarque que « sa » femme de 1890 qui se coiffe m’évoque pratiquement un … Munch ! grande modernité de touche.

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